L’homme est-il le « chef » de la femme ?

Cette série d’articles rend compte de mon intervention lors de la journée « Points Chauds » du 2 mai 2019 au Centre de Formation du Bienenberg. Pour obtenir davantage d’informations quant au journées-débats « Points chauds », visitez ce lien.

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Comme je l’indiquais la semaine dernière, je publie depuis le 2 mars 2019 les notes de mon débat avec M.N. Yoder, lors duquel je défendais la position complémentariste traditionnelle. J’ai commencé l’ensemble des textes clés de Genèse 1-3, que j’estime fondamentaux, et y ai relevé :

  • Que la création de l’homme et de la femme à l’image de Dieu offre quelques indices en faveur du complémentarisme (voir ici)
  • Que la création de la femme de l’homme et pour l’homme implique une relation de direction/subordination entre les deux (voir ici)
  • Que la chute a changé de manière tragique cette complémentarité idéale en une relation de domination abusive, avec toutes les dérives que nous connaissons aujourd’hui (voir ici)

 

Même si les textes les plus débattus se situent dans le Nouveau Testament, plus spécifiquement dans les écrits pauliniens, je maintiens que la clé du débat se trouve dans l’interprétation des récits de la création. Comme je l’indiquais dans le dernier article de la série, publié la semaine dernière (voir ici), l’ensemble des passages de l’Écriture ultérieurs à Genèse 1-3 touchant directement aux questions de masculinité et de féminité font systématiquement référence aux récits bibliques des origines. Ainsi, par exemple, le passage tant décrié de la soumission de la femme à l’homme en Éphésiens 5.21-33 fait clairement appel à Genèse2.24.

Cette semaine, nous nous tournons vers un autre passage controversé 😉

 

 

Un texte unique en son genre

Ce passage, c’est celui de 1 Co 11.2-16, la seule et unique référence au port du voile dans tout le Nouveau Testament. Même si la formule d’introduction est obscure (v.2), Paul y répond sans doute à une question (ou à une affirmation erronée) de l’une des factions qui s’entre déchiraient au sein de l’Église de Corinthe. L’objectif de Paul est apparement de justifier l’une de ses instructions antérieures relative au port du voile.

Dans cet article, mes commentaires seront limités à la question de la masculinité et de la féminité. Pour une exposition plus détaillée de ce texte, et éventuellement si mon avis sur la question du port voile vous intéresse, écoutez ce podcast.

 

Une analogie trinitaire

Pour Paul, le port du voile est intimement lié à la relation qu’entretiennent les chrétiens et les chrétiennes de Corinthe. Au sein de la série d’arguments qu’il propose, on retrouve une analogie trinitaire mettant en parallèle entre le rapport ente l’homme et la femme avec le rapport en le Père et Christ (v.3). En substance, l’argument de Paul est hiérarchique : Dieu le Père est le chef (litt., « la tête », kephalè) de Christ, qui est lui-même le chef de tout homme, ce dernier étant lui-même le chef de la femme. Selon Paul, toute femme non voilée déshonore son chef, tandis que c’est l’inverse pour l’homme (v.4-5).

Généralement, les débats se focalisent ici sur deux points.

 

1- La relation de subordination trinitaire décrite dans ce passage

Cette relation intra-trinitaire a été l’objet de nombreux débats au sein du monde évangélique ces vingt dernières années. Certains théologiens complémentariens (Bruce Ware, Wayne Grudem [qui a beaucoup évolué dans ses positions], Denny Burk, Mark Thompson, Mike Ovey) défendent leur position en affirmant que le Fils est éternellement soumis au Père de manière fonctionnelle au sein de la Trinité (on appelle cette position EFS, Eternal Functional Submission of the Son). Les théologiens égalitariens rejettent cette affirmation au motif qu’elle est hétérodoxe, voire hérétique, et qu’elle s’écarte très nettement des définitions établies aux conciles de Nicée et de Constantinople.

Sur ce point, ce sont les égalitariens qui ont raison, et les défenseurs du théisme classique (dont je suis) ne peuvent que constater les dégâts causés par certaines formulations hasardeuses des théologiens complémentariens mentionnés ci-dessus. L’analogie trinitaire avancée par Paul au verset 3 n’est qu’une analogie : en voulant la pousser trop loin, l’on risque de glisser dans l’erreur subordinatianiste (Origène).

Je reste personnellement convaincu que Paul s’appuie sur la relation entre le Père et le Fils incarné pour construire son analogie. Il n’est nullement nécessaire de spéculer sur les relations intra-trinitaires éternelles pour affirmer (ou infirmer) le complémentarisme.

 

 

2- La traduction du mot kephalè

Depuis 1954, suite à un influent article de Stephen Bedale, le sens métaphorique de direction donné à kephalè est régulièrement contesté au profit de la traduction « source ». Si nous devons suivre cette proposition, alors il nous faut accepter que Paul ne développe aucun argument hiérarchique en 1 Cor 11, mais qu’il suit plutôt la logique « procréationelle » que les égalitariens pensent pouvoir lire dans les récits des origines (voir les trois premiers articles de cette série sur Gen 1-3, notamment celui-ci).

Il m’est impossible de rendre compte de l’ensemble des débats que cette proposition a suscité. Je reste personnellement convaincu que la traduction « source » est indéfendable, en particulier en 1 Cor 11, et je me rallie pleinement aux conclusions de Sylvain Romerowski dont je vous encourage à lire les travaux à ce sujet (dans la Revue de Théologie Evangélique. Voir l’article initial ici et son complément ici). Grudem, à mon sens, a mis fin au débat dès 1985 en analysant près de 2 336 occurrences de kephalè dans la littérature hellénistique (voir ici, en anglais). Certes, plusieurs spécialistes égalitatiens ont tenté de répondre à son article, sans se montrer réellement convaincant. Grudem répond à leurs principales critiques dans un article de JETS en 2001 (voir ici, en anglais).

 

 

 

Un appel à l’ordre créationnel

Bien que Paul utilise kephalè dans le sens de « tête », au sein d’une métaphore visant à décrire une forme de hiérarchie, il fait tout de même appel à  l’argument de l’origine de la femme dans un deuxième temps : « L’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme, et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l’homme » (v.8-9). Il en tire la conclusion énigmatique du v.10 : « C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête [une marque de l’] autorité dont elle dépend. »

Traditionnellement, la référence aux anges est expliquée par Ephésiens 3.10, texte selon lequel le monde invisible, désigné par le couple « domination et autorité », apprend la sagesse infiniment variée de Dieu « par l’Eglise ». Cette explication est plausible, mais il faut reconnaître que la formule de Paul est bien trop laconique pour trancher avec certitude. Sans doute faisait-il référence à l’un de ses enseignements donnés à Corinthe lors de son séjour, de sorte que ses lecteurs savaient exactement à quoi il se référait.

Il me semble toutefois que l’emprunt textuel appuie largement l’idée de hiérarchie établie par Paul au début du chapitre 11. En se référant à la création de la femme de l’homme et pour l’homme, Paul rappelle que la responsabilité de direction a été confiée à ce dernier dès l’état de perfection. Et son instruction sur le voile sert à manifester cette réalité « à cause des anges », quoi que cela signifie.

 

 

Autorité, mais de qui ?

Les discussions autour de cet obscur v.10 se focalisent surtout sur la notion d’autorité (exoucia). Ce terme peut recouvrir une multitude de sens, comme le pouvoir, la liberté, ou de droit. La frontière entre chacun de ces concepts est parfois bien fine, et ils peuvent même se superposer en certains contextes. Comme je l’ai indiqué, le laconisme du v.10 n’aide pas les interprètes. La plupart de nos traductions sont obligées de suppléer certains mots : par exemple, dans la NEG79, le terme « marque » et l’expression « dont elle dépend » sont en réalité interpolés par les traducteurs.

Les théologiens égalitariens adoptent deux principales stratégies interprétatives : ils contestent toute référence à une notion d’autorité ou, lorsqu’ils l’acceptent, ils cherchent à la conférer à la femme (en traduisant « elle doit avoir sur la tête une marque de sa propre autorité »). Cependant, de telles interprétations n’ont aucun sens au regard de la logique employée par l’apôtre dans ce passage, surtout si kephalè établit un contexte de direction/subordination, comme je le pense. Avec Romerowski (voir son article ici), j’estime qu’exoucia fait bien référence à l’autorité de l’homme, « chef » de la femme

Reste à savoir qui est l’homme dont il est question ici : est-ce le mari, comme le conclut Romerowski ? Tous les hommes en général ? Qui est donc ce « chef de la femme » ? Je ne crois pas que 1 Cor 11 suggère que toute femme est appelée à se subordonner à tous les hommes en général. Aucun texte du canon biblique ne va dans ce sens. La relation intertextuelle que ce texte entretient avec Genèse 1-3 suggère plutôt que Paul fait simplement référence à l’ordre créationnel : il rappelle le principe initial selon lequel la responsabilité de direction est confiée à l’homme, qui en retour est appelé à exercer un leadership sacrificiel envers la femme, à l’aimer, à la chérir, et travailler conjointement avec elle à l’avancement du Royaume de Dieu.

C’est ce principe qui est matérialisé par le port du voile.

 

À suivre.

 

 

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Guillaume Bourin est co-fondateur du blog Le Bon Combat et directeur des formations #Transmettre. Docteur en théologie (Ph.D., University of Aberdeen, 2021), il est l'auteur du livre Je répandrai sur vous une eau pure : perspectives bibliques sur la régénération baptismale (2018, Éditions Impact Academia) et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs. Guillaume est marié à Elodie et est l'heureux papa de Jules et de Maël