7 arguments contre la critique textuelle
Depuis le mois d’août 2018 et la publication d’un épisode de “Que dit la Bible ?” sur l’intégrité du passage de la femme adultère, une poignée d’internautes évangéliques s’est lancée dans une attaque en règle de la discipline de la critique textuelle. Dans le présent article, je cherche à recenser toutes les objections que j’ai pu voir passer sur la toile depuis cet incident, et je tente d’y répondre de la manière la plus simple et la plus accessible possible. À l’origine, cet article regroupe sept objections principales, mais il pourrait évoluer dans l’avenir si d’autres arguments me paraissaient pertinents et représentatifs.
Pour rappel, la critique textuelle de la Bible est une science qui consiste à (i) collecter l’ensemble des manuscrits des textes bibliques qui sont accessibles, (ii) à en comparer les variantes, et (iii) par une série de critères techniques à établir le texte le plus proche de la version originale.
Voici donc sept arguments contre la critique textuelle.
1- La critique textuelle n’est pas neutre : ses critères d’analyse sont biaisés et obéissent à une logique philosophique et théologique étrangère à la foi biblique
Réponse : En réalité, ce sont des critères d’analyse standards qui sont appliqués au texte biblique. Ils sont identiques à ceux qui sont utilisés par les spécialistes des textes du Proche Orient Ancien, par exemple. Ils ne sont pas forgés par une école philosophique particulière ou par un camp théologique précis. Ce qui est vrai, c’est que la critique textuelle tend à traiter les textes bibliques comme n’importe quel texte antique sans présupposer de leur caractère inspiré ou sacré.
Certains objecteront que la Bible n’est pas un texte comme un autre. Néanmoins, si la Bible est la Parole de Dieu, si elle est si fiable que nous le pensons, elle devrait largement résister à l’épreuve de la critique textuelle. Et elle le fait admirablement : le Nouveau Testament, par exemple, est le corpus de textes antiques le plus fiable qui existe (lisez donc cet article de mon ami & collègue Dan S).
2- La critique textuelle détruit le texte hisorique sur lequel l’ensemble de la Réforme et des grands réveils se sont produits
Réponse : Cette affirmation est erronnée pour deux raisons. Tout d’abord, la Réforme et les réveils ultérieurs ne se sont pas basés sur un seul texte de référence, contrairement à ce qui est parfois affirmé. L’édition de référence préparée par Erasme en 1516 se base sur un corpus de manuscrits dits “Byzantins” mais il s’en écarte en plusieurs points en incorporant des textes latins de la Vulgate retraduits en grec. Erasme a produit plusieurs éditions et révisions successives de son texte de référence. Il est donc erroné de parler d’un seul texte historique. Même le fameux « Texte Byzantin » est en réalité un corpus de manuscrits qui contient déjà de nombreuses variantes.
Deuxièmement, pour préparer son texte de référence, Erasme a fait appel à… la critique textuelle ! Autrement dit, il a sélectionné les manuscrits qui lui étaient accessibles et qui lui paraissaient les plus viables, et il a choisi d’écarter ou de réintégrer des variantes sur la base d’un raisonnement critique. Par exemple, le fameux Coma Johanneum qui appuie la position trinitaire (1 Jean 5.7) n’apparaît que dans la troisième édition d’Erasme (1522), et déjà à l’époque son inclusion a provoqué une polémique. En réalité, la Réforme protestante et les réveils ultérieurs sont aussi le fruit de la libéralisation de la critique textuelle.
3- La critique textuelle rejette ipso facto l’existence d’un texte sacré
Réponse : La critique textuelle n’a pas vocation à se positionner sur le caractère sacré ou non d’un texte. Les évangéliques qui pratiquent la critique textuelle (traducteurs du texte biblique, spécialistes de l’exégèse, etc.) acceptent généralement l’existence d’un texte sacré contenu dans les autographes (manuscrits originaux). Dans les faits, le travail de la critique textuelle est de reconstituer un texte de référence au plus proche de ces autographes.
Certains auteurs évangéliques francophones (Courthial en tête) tentent d’affirmer que le texte sacré est le texte byzantin ou, plus rarement, le Textus Receptus (nom donné à posteriori à tout ou partie des éditions succéssives d’Erasme). Cependant, comme indiqué plus haut, le corpus byzantin ne se limite pas à un seul manuscrit, et il existe des variantes au sein des différentes éditions du Textus Receptus. Et, comme je l’ai souligné, celui-ci est de toute façon le fruit d’une démarche de critique textuelle.
4- On sait où se trouvent les erreurs ou les difficultés textuelles dans le Texte Reçu, on ne sait plus vraiment où elles se trouvent dans les textes modernes qui sont reconstruits
Réponse : Tout dépend de ce que l’on entend par “erreur”. On sait en effet où se trouvent les passages pour lesquels Erasme a choisi d’utiliser la Vulgate plutôt que les Textes Byzantins. Mais de là à parler “d’erreurs”, il y a un fossé idéologique à franchir qui traduit un présupposé en faveur du texte byzantin… Ensuite, Erasme tentait justement par sa méthode de suppléer aux erreurs qu’il pressentait au sein même de ce corpus. Ses éditions successives démontrent qu’il a changé d’avis en plusieurs points et à plusieurs reprises. Le Textus Receptus n’est pas mieux balisé que les manuscrits découverts plus récemments.
5- La critique textuelle est une discipline récente, fruit de démarches exégétiques nées dans le sillage du libéralisme théologique. Elle ne s’accorde pas avec la foi historique
Réponse : Ce n’est pas exact. Les techniques de critique textuelle se sont considérablement développées depuis la fin du 19ème siècle, mais la démarche existe de longue date. Les traducteurs des versions grecques de l’Ancien Testament avaient sans doute plus d’un manuscrit en leur possession, de même que Jérôme lorsqu’il a traduit la Vulgate. Plus explicite encore, les Hexaples d’Origène (245 ap. J.C.), qui plaçaient côte à côte sept versions antiques de référence : le texte consonantique Hébreu, la translittération de l’hébreu en caractères grecs, la version grecque d’Aquila, celle de Symmaque, la traduction grecque des Septante, et celle de Théodotion.
Notons au passage que le projet de la Bible polyglotte d’Alcalá (1502-1517), contenant la première version imprimée du Nouveau Testament en grec, la Septante et le Targoum Onkelos, est légèrement antérieur à la première édition d’Erasme et a très certainement influencé son projet. Les méthodologies étaient bien moins abouties, certes, mais la démarche existait déjà.
6- Les théologiens de la Réforme rejetaient la critique textuelle et privilégiaient une lecture théologique du texte
Réponse : C’est une affirmation totalement infondée, même s’il faut reconnaître que les discussions sur l’inspiration de la vocalisation du Texte Massorétique (texte de référence de la Bible hébraïque) par certains théologiens scolastiques du 17ème siècle ont de quoi laisser perplexe…. Comme indiqué plus haut, tous les traducteurs de Bible du 16ème et du 17ème siècle ont appuyé leurs travaux sur un texte issu de la critique textuelle.
7- Dieu garde la transmission de sa Parole. Si l’on doit suivre les conclusions de la critique textuelle, alors nous devons accepter que Dieu n’en garde pas la transmission
Réponse : Dans un sens comme dans l’autre, cette affirmation et la réponse que l’on peut lui opposer sont nécessairement subjectives. Accepter que Dieu a (i) inspiré sa Parole et (ii) en a gardé la transmission est avant tout un acte de foi (dans lequel bien sur je m’inscris sans réserve). Comme je l’indiquais plus haut, le Nouveau Testament est le recueil de textes antiques le plus fiable qui existe. Cette affirmation, tous les spécialistes, qu’ils soient chrétiens ou non, peuvent y souscrire. Pourquoi ? Parce qu’elle est corroborée et appuyée par les critères objectifs de la critique textuelle. Les conclusions de la critique textuelle ne s’opposent pas à l’idée que Dieu garde la transmission de sa Parole.
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