4 questions à G.K. Beale sur l’intertextualité et l’interprétation des Écritures
Le professeur G.K. Beale nous accorde le privilège d’un entretien dans le cadre de notre série 4 questions. Sans surprise, nous lui avons parlé d’herméneutique, d’intertextualité, et de littérature extra-biblique.
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Mandimby Ranaivoarisoa (MR) : Quelles ont été les évolutions encourageantes qui se sont produites dans l’Eglise durant ces vingt-cinq dernières années ? Et qu’en est-il plus spécifiquement de votre champ d’études du Nouveau Testament ?
Gregory K. Beale (GKB) : Concernant mon propre champ d’études dans le NT, je pense que l’on trouve de plus en plus d’experts, qu’ils soient conservateurs ou libéraux, qui regardent la forme des livres tels qu’on les trouve dans le canon plutôt que de les morceler entre différentes sources ou formes. Il se trouve que la culture postmoderne de la narration et la variété des critiques rhétoriques ont permis de susciter cet intérêt pour la forme finale des textes. Ces évolutions ont grandement aidé la notion même de théologie biblique et ont permis une contribution et un apport plus importants de la part de personnes qui dépassent le simple cercle des experts conservateurs.
En ce qui concerne la critique canonique (canonical criticism), Brevard Childs a été l’un des premiers à suggérer de « s’intéresser à la forme canonique de la Bible ». Bien que, d’un point de vue inductif, il soit resté un adepte de la haute critique —cela a d’ailleurs été un point de tension majeure dans sa propre pensée—son accent général sur la forme finale du texte est utile, surtout en ce qui concerne les liens qui peuvent être établis à travers une même forme canonique.
MR : Votre ouvrage, le Manuel de l’usage de l’AT dans le NT (traduit par les Éditions Emmaüs mais non publié à ce jour, ndlr.) vise à « établir une méthode pour interpréter les citations et les allusions à l’Ancien Testament dans le Nouveau Testament ». Quels sont les enjeux des discussions actuelles sur les méthodes herméneutiques des auteurs du Nouveau Testament ? Comment la question de l’autorité de la Bible est-elle liée à ce sujet ?
GKB : Je pense que ce qui est en jeu ici, c’est l’unité de la Bible. Pendant presque tout le 20ème siècle, les plus grands experts critiques pensaient que les auteurs du NT abordaient l’AT en ne tenant pas compte de son sens original. Bien entendu, leurs approches rentraient de plein fouet en conflit avec celles des spécialistes évangéliques accordant une haute importance à l’autorité des Écritures.
A partir des années 1980 et jusqu’au début de ce siècle, les évangéliques ont progressivement commencé à travailler sur cette idée. C’est dans ce contexte que j’ai édité un ouvrage collectif au milieu des années 90’s, The Right Doctrine From the Wrong Texts ? (Une doctrine correcte à partir des mauvais textes ?). L’un de mes objectifs était de répondre à quelques spécialistes évangéliques qui soutenaient que Jésus et les apôtres n’interprétaient pas les textes de l’AT de manière conforme à leur sens original. Ces spécialistes partaient du présupposé que Dieu n’inspire pas les méthodes exégétiques, mais seulement les résultats finaux. Ainsi, de leur point de vue, les apôtres communiquaient la bonne doctrine, mais leur méthode exégétique était sérieusement défectueuse. Ce qui relevait auparavant d’une querelle externe —la haute critique contre les évangéliques— était donc désormais devenu un débat interne aux évangéliques eux-mêmes, et il se poursuit encore actuellement.
C’est un vrai problème en matière de théologie biblique, tout d’abord. L’idée que les apôtres prêchaient la « bonne doctrine à partir de mauvais textes » va à l’encontre de l’unité des Écritures. Si les auteurs du Nouveau Testament avaient réellement adopté une telle approche, cela signifie que leur théologie biblique était différente de la notre. Et, par conséquent, cela crée un fossé important entre l’Église primitive et nous, croyants du 20-21ème siècle. Un tel fossé, à mon avis, n’a pas lieu d’être.
Deuxièmement, je pense que cette question concerne aussi l’autorité de la Bible. Si vous voyez constamment des auteurs du NT développer l’AT d’une manière qui ne correspond pas du tout à la pensée de l’auteur du texte initial, alors vous fragilisez la fiabilité des Écritures, quand bien même vous n’auriez pas l’intention de le faire. Cela est d’autant plus vrai si vous commencez à prêcher sur la base de ce présupposé et à l’enseigner dans l’Église. Je pense qu’au bout du compte, une telle pensée risque de saper la confiance des croyants en la parole de Dieu. Même si l’un des avocats de cette idée souhaite maintenir de tout coeur l’inspiration plénière des Ecritures, comment ceux qui écoutent ce genre de prédication et d’enseignement pourront-ils avoir confiance dans les textes ?
Je pense fondamentalement que c’est une position incohérente car, d’un point de vue épistémologique, on ne peut pas séparer l’exégèse des conclusions qu’offrent cette méthode. D’une manière générale, il est très difficile de séparer l’exégèse des conclusions de l’exégèse. Il y a bien une différence entre les auteurs du Nouveau Testament et nous, mais cette différence réside dans le fait qu’ils étaient inspirés et que nous ne le sommes pas. Cependant, malgré cette différence, nous pouvons toujours imiter leurs méthodes d’interprétation, car toute interprétation est une question de possibilité et de probabilité.
À vrai dire, je pense que nous devrions même imiter leur méthode d’interprétation typologique. Je réalise qu’en étant inspirés, ils avaient un niveau de certitude beaucoup plus élevé que le notre quant à leurs interprétations, mais cela ne veut pas dire que nous ne devrions nous abstenir d’imiter leur méthode.
MR : Que manquent les lecteurs quand ils ne tiennent pas suffisamment compte de la vaste utilisation de l’AT dans les NT ? Par exemple, comment est-ce que notre lecture et notre prédication du livre des Actes peuvent-elles être façonnées par la connaissance de l’Ancien Testament et de son rôle dans ce livre en particulier ?
GKB : Eh bien, encore une fois, nous pouvons parler de la continuité du livre des Actes : comment est-il lié à l’Ancien Testament et comment cela façonne-t-il le message du livre lui-même ? Je pense que ce qui devrait immédiatement nous venir à l’esprit, c’est d’explorer les occurrences et l’utilisation des citations et des allusions à l’Ancien Testament dans ce livre. En procédant de la sorte, on remarquera une quantité assez importante de références et d’allusions au premier exode (l’exode d’Egypte, ndlr.) et surtout au second et nouvel exode prophétisé par Esaïe.
Ainsi, nous comprenons que le livre des Actes parle du prolongement du nouvel exode que Jésus a commencé dans le premier volume, à savoir l’Evangile de Luc. C’est maintenant le corps de Christ —l’Église— qui poursuit ce nouvel exode qu’il a commencé. Le livre des Actes est tellement imprégné de cette idée que le nom du mouvement chrétien est « la voie », une expression issue d’Esaïe 40 en référence au second exode.
Dans les Actes, la progression de l’évangélisation que l’on observe n’est autre que la progression de ce nouvel exode : celui des personnes délivrées de la captivité du péché et de l’empire du diable, conduis dans le royaume du fils de Dieu, et s’engageant dans « la voie », c’est à dire vers « l’exode consommé » —la résurrection des corps—celui que l’on peut vivre une fois totalement délivré de l’exil dans « l’ancien monde ». Mais cette réalité future commence déjà dans ce monde par la régénération du cœur.
MR : Dans plusieurs de vos écrits, vous citez fréquemment des sources de lu Proche-Orient Ancien (par exemple dans votre commentaire sur l’Apocalypse). Cependant, vous cherchez aussi à maintenir les doctrines de la suffisance des Écritures et de l’analogia fidei (cf. WCF, I.9). En quoi votre approche de ces sources diffère de celle des autres chercheurs, notamment des chercheurs critiques ?
GKB : Certains chercheurs, y compris parmi les évangéliques, estiment que les auteurs anciens (de même que nos contemporains) sont socialement conditionnés, ce qui veut dire que les croyances religieuses façonnent leur pensée à un point tel que leurs écrits en sont teintés, et ils assument la véracité de ce faisceau de croyances. Si tel est le cas, nous devons alors « retirer l’emballage » pour révéler la vérité spirituelle contenue dans les écrits de l’AT, parce que les concepts scientifiques et légendaires avancés par les auteurs doivent être absolument rejetés.
Mon approche personnelle est différente, cependant. Oui, les auteurs bibliques étaient bien au courant des faisceaux de croyances et des légendes du Proche Orient Ancient ; cependant, par exemple, les Israélites étaient parfaitement conscients de ne pas avoir plusieurs dieux; et l’on observe que encore et encore que cette conscience de n’avoir qu’un seul Dieu est manifeste.
Prenons un exemple concret : le Psaume 29 fait bien allusion aux attributs de Baal, mais j’estime qu’il le fait de manière fortement polémique —ceux qui pensent que Baal est capable de contrôler la nature ont tort, puisque seul le Dieu d’Israël peut le faire. Certaines polémiques sont très claires, surtout dans le récit des plaies de l’Exode où différentes plaies sont directement dirigées contre les dieux de l’Egypte, de sorte que même l’endurcissement du cœur de Pharaon semble être dirigé contre le dieu soleil, parce que Pharaon lui-même est considéré comme l’incarnation ce dieu dont le cœur est supposé tout contrôler. Pourtant, nous voyons ici que Dieu contrôle même le cœur de Pharaon. Il y aurait beaucoup d’autres exemples de ce type à citer.
La manière dont j’use de ces données est comparable à celle dont j’use des traditions juives —mon commentaire sur l’Apocalypse ou mon livre The Temple and The Church Mission en contiennent d’ailleurs beaucoup. Pourquoi m’intéresser autant à la littérature extra-biblique ? Tout simplement parce que je veux « amener toute pensée captive à l’obéissance de Dieu et de Christ ». Si nous voulons obtenir le meilleure corpus de commentaires modernes, pourquoi ne pas nous inspirer des anciens commentaires juifs et de ceux du Proche-Orient Ancien? Je traite ces sources comme s’il s’agissait des premiers commentaires des Écritures. Certains éléments que nous pouvons tirer de ces traditions nous aident à comprendre les Écritures. Lorsque vous interprétez l’usage d’un texte de l’AT dans le NT, il est très important de voir comment le judaïsme comprenait ce même texte.
Pourquoi est-ce important ? Tout d’abord parce que la littérature issue du judaïsme peut offrir une nouvelle approche à ce texte, approche qu’en réalité l’auteur de Nouveau Testament connaissait lui-même et que nous n’aurions jamais pu considérer autrement. Deuxièmement, vous constaterez parfois que le judaïsme du premier siècle interprétait un texte de l’AT d’une manière diamétralement opposée à l’interprétation qu’en fait l’auteur du NT, ce qui prouve le caractère unique du NT en son temps.
Mais, au final, toute cette littérature n’est qu’une source de commentaires. Si nous nous accordons de la valeur aux commentaires modernes, nous devrions étendre notre intérêt non seulement au judaïsme mais également à la littérature du Proche-Orient Ancien. Ceci étant dit, je ne crois pas que le sens fondamental d’un texte de la Bible puisse être complètement dépendant d’un ressource externe, qu’elle soit issue du Proche-Orient Ancien ou du judaïsme, bien que de tels textes puissent améliorer de manière significative notre compréhension des textes bibliques.
MR : Merci !
Gregory K. Beale est Professeur de Nouveau Testament et de Théologie Biblique à la faculté Westminster Theological Seminary. Il est titulaire d’un Master en Théologie (Th.M) obtenu à la faculté Dallas Theological Seminary, d’un MA (Master of Arts) en Théologie Historique de la Southern Methodist University, et d’un Doctorat (Ph.D.) de l’Université de Cambridge.
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