La Sainte Cène : un repas d’alliance et un festin eschatologique

S’il y a bien une chose commune à toutes les églises qui se veulent véritablement chrétiennes, c’est la pratique de deux actes institués directement par Jésus-Christ, et qui sont respectivement le baptême et la sainte cène. Aucune d’elles ne remet en question le bien-fondé de ces pratiques que le Seigneur a voulu donner à ses disciples et à son Eglise.

Quand nous lisons la Bible qui est la Parole de Dieu inspirée et infaillible, faisant par conséquent autorité dans nos vies, nous constatons qu’au moment où Jésus donne clairement à ses disciples l’ordre de baptiser tous ceux qui viendraient à la foi chrétienne, nous pouvons lire que ces derniers devraient pratiquer le baptême « au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit » (Mt 28.19). Cela laisse clairement entendre qu’il y a une dimension trinitaire à l’acte du baptême. Comme nous le verrons plus loin, le Dieu de la Bible est en effet un Dieu unique, ce qui fait du christianisme un monothéisme, mais il est en même temps trois personnes qui sont bien distinctes malgré le fait qu’elles soient chacune pleinement Dieu. C’est cela que nous appelons Trinité.

Pourtant, quand nous lisons les passages liés à la sainte cène (Mt 26.26-29 entre autres), nous voyons que le Père et l’Esprit-Saint semblent absents au profit d’une concentration extrême sur la personne du Christ. La christologie prenant le pas sur la théologie (au sens étroit du terme de doctrine de Dieu) et la pneumatologie. Mais le fait de ne considérer que la personne du Christ, malgré sa centralité dans cet acte, n’est-il pas trop réducteur d’une seine et complète théologie chrétienne ?

En effet, comme nous l’avons remarqué, si le Dieu unique est trois personnes, le Père et l’Esprit ne devraient pas être absents de ce passage. De plus, si le baptême et la cène sont liés par le fait qu’ils sont les deux seuls actes que le Christ ait demandé à son Eglise de perpétuer, et si le baptême est trinitaire, qu’en est-il de la cène ? Voilà donc notre problématique : Y a-t-il une dimension trinitaire à la sainte cène ? Nous essaierons donc de répondre à cette question en montrant quelle est cette dimension et sa légitimité si elle est présente. Puis nous donnerons les fondements bibliques et théologiques qui soutiennent cette idée ainsi que l’implication pratique pour l’Eglise d’aujourd’hui. Notre question nous emmènera également à un survol historique ainsi qu’à une étude sur sa pratique concrète dans le culte.

 

 

1- La Sainte Cène

 

Définition : un repas d’alliance et un festin eschatologique

Mais avant d’aller plus loin, essayons de donner une définition de ce que nous entendons par sainte cène. Le mot cène vient du latin cena qui veut dire « repas du soir ». Il sert à désigner le dernier repas que Jésus a pris avec ses disciples dans la chambre haute au temps de la fête de la Pâque juive (le mot Pâque vient de l’hébreu pessah qui signifie « passer par-dessus », pour rappeler au peuple juif qu’une certaine nuit, l’Ange de l’Eternel était passé au-dessus de l’Egypte et avait épargné tous ceux qui avaient mis du sang de l’agneau sacrifié sur le tour de leur porte). Le Nouveau Testament étant en grec et non en latin, cela nous montre que le mot cène ne se trouve pas dans la Bible. Il date des tous premiers siècles du christianisme. En ce qui concerne le mot « saint » qui lui est souvent adjoint, ce dernier désigne généralement dans la Bible quelque chose de consacré, de mis à part. La cène est donc un repas consacré par et pour Dieu. Etant également associée à une fête, la cène est également pour le chrétien un repas de fête.

Mais que fête-t-il exactement ?

Lors de son dernier repas, alors que Jésus mangeait l’agneau de la Pâque, il prit du pain, le rompit, et le donna à ses disciples en leur disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ». Puis il prit ensuite la coupe, prononça la prière de bénédiction comme il l’avait fait pour le pain, puis il la donna à ses disciples en leur disant : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de la [nouvelle] alliance, qui est versé pour beaucoup, pour le pardon des péchés ». Par cette action, Jésus venait de remplacer la fête juive de la Pâque par une nouvelle fête qui allait inaugurer la Nouvelle Alliance. La cène est donc en premier lieu un repas d’Alliance. Tout comme la Pâque juive annonçait l’Ancienne Alliance qui avait été conclue sur le Mont Sinaï (Ex 19-20) et qui s’était terminée par un repas d’Alliance (Ex 24.8), Jésus annonçait par ce geste prophétique de l’institution de la cène l’inauguration prochaine de la Nouvelle Alliance en sa mort sur la croix. C’est ce qu’il annonce ici d’une manière à peine voilée.

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Et cette notion de repas d’Alliance est très riche d’un point de vue intertextuel [1]. En effet, au moment où Dieu fit alliance avec le peuple d’Israël par l’intermédiaire de Moïse sur le Mont Sinaï, il venait de les faire sortir de l’esclavage d’Egypte. C’est donc le contexte de l’Exode dont il est question. De même, les notions de sacrifice, de présence de Dieu, de consécration, de construction du Tabernacle sont très présentes. Et nous pouvons voir que les liens sont forts avec ce que fait Jésus à ce moment-là. Jésus est la récapitulation et l’accomplissement de toute l’histoire du peuple d’Israël. Il est le « reste » par excellence dont avaient parlé les prophètes (Es 1.9). Et il institue ici ses apôtres comme nouveau peuple de Dieu consacré, car Jésus devient par son sacrifice le médiateur éternel entre Dieu et son peuple. De plus, la présence du Christ au milieu d’eux reflète la présence de Dieu (Jn 1.1-18). Il est le véritable Temple qui remplace le Tabernacle terrestre (Jn 2.19-21). Et tout comme Moïse avait dû monter sur le Mont Sinaï pour conclure cette alliance, Jésus va conclure cette Nouvelle Alliance annoncée par Jérémie (Jr 31.31-34) en montant sur le Mont des Oliviers puis sur le Golgotha. Il annonce donc ici le Nouvel Exode (Za 9.9-11) qui fera sortir son peuple de l’esclavage du péché et de la mort. Jésus va donner sa vie, verser son sang, pour que son nouveau peuple soit purifié (Lv 17.11). Tout comme la Pâque signifiait la libération pour le peuple de Dieu et le Jugement des incroyants, la cène manifeste les mêmes choses.

Mais Christ affirme à ses disciples lors du même repas qu’il boira de nouveau de ce produit de la vigne dans le Royaume de son Père, autrement dit dans le Royaume de Dieu. C’est une promesse que fait ici Jésus à ses apôtres. Cette notion de Royaume de Dieu ne devait pas laisser beaucoup de doutes à ses auditeurs sur ce qu’il entendait signifier, même si ces derniers ne comprirent pas comment cela allait être possible. Tout comme l’Ancien Testament avait annoncé un banquet messianique au moment de la restauration de toute chose (Es 25), Jésus annonce aux disciples que la cène devient un festin eschatologique qui annonce d’une manière certaine la venue du Royaume de Dieu et la Nouvelle Création. Ce repas dépasse le cadre spatial de la chambre haute pour prendre une dimension temporelle éternelle. Et cette dimension eschatologique du sacrifice du Serviteur-Souffrant avait déjà été annoncée par le prophète Esaïe (Es 53.12[2]. Ce repas n’est donc pas que tristesse du souvenir de la mort de Christ, mais il est également assurance de sa résurrection et de son exaltation. Il peut ainsi donner courage, espérance, et persévérance à celui qui y participe avec foi et qui garde les yeux fixés sur ce banquet de l’Agneau (Ap 19.1-10) aux côtés d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et des croyants de tous les temps (Mt 8.11).

Puis Jésus termina en demandant à ses disciples de faire cela en souvenir de lui (Lc 22.19). En donnant cet ordre, Jésus venait d’instituer un rite normatif. La cène est donc une cérémonie sacrée, une célébration que le Christ a consacrée pour son Eglise [3]. Ce qui fait de la cène une bénédiction pour le chrétien. « Heureux » celui qui est admis à la table du Seigneur ! Certaines fois, nous utilisons le terme de mémorial pour désigner ce moment, mais ce terme est plutôt attribuable à quelqu’un de mort. Or Christ est ressuscité. Peut-être est-il donc plus juste d’utiliser le terme de commémoration [4].

En tant que chrétien individuellement, mais aussi en tant qu’Eglise collectivement, quand nous prenons la cène ensemble nous reconnaissons que nous faisons partie du même corps dont Christ est la tête, et que nous sommes unis par la même foi. La cène est donc avant tout un moment de communion qui représentait pour Darby et Spurgeon le sommet du culte dominical[5]. Lors de la cène, nous confessons notre foi et notre reconnaissance à Dieu, et nous témoignons aux yeux du monde et devant les réalités célestes que Christ est mort pour nous. Elle est par conséquent adoration et témoignage tout à la fois. La sainte cène est privée (le chrétien dans sa relation personnelle avec Dieu) et publique (le chrétien dans son témoignage au monde et sa communion avec ses frères et sœurs).

Mais nous voyons ici toute l’importance du rôle de la foi dans la réception du pain et du vin qui sont présentés au communiant. En effet, le Christ est la réalité essentielle de la cène. Dans celle-ci, c’est le Christ qui se donne spirituellement à celui qui reçoit avec foi, car Christ est présent spirituellement à ce moment-là. Pas juste dans l’assemblée parce qu’il est Dieu omniprésent, mais parce qu’il est également présent spirituellement dans les éléments par le Saint-Esprit au moment de la manducation. La cène est donc ce que nous appelons un moyen de grâce.

Cela signifie qu’au moment où nous mangeons et où nous buvons le vin, nous recevons une grâce particulière par l’intermédiaire de l’Esprit de Christ. Ce n’est pas la grâce qui sauve (disponible uniquement par le don de la foi), mais une grâce spécifique du Saint-Esprit qui vient fortifier notre foi, nous donner persévérance, assurance, et espérance. Une foi qui vient confirmer les Paroles de Dieu entendues lors de la prédication. La cène n’est donc pas efficace en elle-même (l’ex opere operato catholique), mais par la foi de celui qui la reçoit. Elle est une communication (Calvin utilisait ce terme plutôt que celui de communion qui faisait trop mystique à son goût) quotidienne à la substance spirituelle du Christ afin que nous soyons tous assemblés en un seul corps par le même Esprit [6].

Pour Pierre Marcel, elle est un signe visible de la grâce invisible, une nourriture et un breuvage pour celui qui croit. Elle est donc en ce sens un repas complet (ce qui posera plus tard le problème de la communion sous une seule espèce). Elle est une information qui rassure notre foi en nous montrant « qu’aussi vrai que ce pain est rompu, aussi vrai Christ a donné son corps pour nous ». Il rajoute en citant Calvin dans son commentaire sur 1Co 11 que « la cène est un vrai et sûr témoignage que Jésus-Christ accomplit en nous ce qu’il nous y figure ». Pour lui, le pain et le vin n’étaient pas juste des signes exhibitifs [7].  Ainsi, nous participons pleinement à la personne du Christ afin de devenir toujours plus conforme à son image (Rm 8.28-29). Notre incorporation au Christ implique donc la naissance de la communauté chrétienne et l’amour mutuel [8].

Donald Cobb explique également que lors de la cène nous devrions nous souvenir de quel corps nous sommes devenus membres [9]. C’est pour lui ce que voulait exprimer l’apôtre Paul en parlant de s’examiner soi-même (1Co 11.28). En continuant dans le sens vu précédemment, il explique qu’il se trouve donc deux types de manducations lors de la cène. Il y a premièrement la manducation corporelle, qui est l’acte proprement dit de manger le pain et de boire le vin qui sont distribués. Mais il y a deuxièmement une manducation spirituelle, car bien que le pain et le vin conservent leur nature et leur propriété pendant ce moment, ils nous sont cependant communiqués spirituellement en tant que corps et sang du Christ.

C’est encore une fois l’œuvre du Saint-Esprit qui fait que nous recevons par la foi le Christ comme une nourriture et un breuvage spirituel. Henri Blocher rajoute que pour Calvin et Zwingli, la manducation spirituelle ne requérait pas l’usage de la cène, car « la foi seule en jouie déjà, par la grâce du Saint-Esprit » [10]. C’est ainsi qu’Augustin pouvait dire : « Pourquoi prépares-tu dents et ventre ? Crois, et tu as mangé » (Evangile de Saint Jean, traité 25, 10 et 12).

Mais alors, quand est-il de la Trinité dans la sainte cène ? Nous avons déjà abordé le fait que cette dernière représente un moyen de grâce pour celui qui croit. Guillaume Bourin explique ainsi que la cène est « un vecteur de grâce qui nous provient de notre Père, via le Fils, et par l’Esprit ». Il ajoute que « Christ distribue cette grâce, Dieu a ordonné le moyen, et l’Esprit l’applique » [11]. Il cite également Richard Barcellos qui affirme que « le repas du Seigneur est un moyen de grâce par lequel Christ est présent dans sa nature divine, et par lequel le Saint-Esprit nourrit l’âme des croyants au moyen des bénéfices que Christ a obtenue dans sa nature humaine qui est désormais glorifiée dans les cieux à la droite du Père »[12].

 

Sacrement ou ordonnance ?

Mais la sainte cène est également ce que nous pouvons appeler un sacrement (en latin sacramentum), ce qui signifie un serment. Cependant, en réaction à la théologie catholique, les protestants ont rapidement opté pour le terme d’ordonnance, aussi bien pour désigner la cène que pour désigner le baptême (car Christ les a « ordonnés » tous les deux). Il suffit pour s’en rendre compte de lire les grands documents historiques du protestantisme que sont les confessions de foi de Westminster ou de Londres en 1689. Cependant, que ce soit le baptême ou la cène, les deux représentent des serments, aussi bien de l’œuvre du Christ envers le croyant, que de ce dernier en réponse à l’œuvre et à l’appel de Jésus. Il n’y a donc pas de problème à nommer la cène un sacrement ordonné.

Mais s’il y a eu cette réaction du côté protestant, ce n’est pas temps en raison d’un problème de vocabulaire que d’un problème théologique. En effet, les catholiques n’attribuaient pas au sacrement la même fonction que les protestants. Et ces derniers se sont légèrement séparés eux-mêmes sur la question. Nous avons donc aujourd’hui trois grands types de fonctions sacramentelles.

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La première interprétation sacramentelle est celle qui est appelée réaliste (ou causaliste), et qui est la position générale des églises Catholiques et Orthodoxes (bien qu’il y ait entre ces deux dernières aussi quelques nuances). Dans cette perspective la cène est appelée eucharistie (du grec eukharistia qui signifie action de grâce). Cette dernière contient en elle-même la grâce qu’elle annonce (ex opere operato), et son efficacité ne dépend donc pas de celui qui la donne, même si normalement c’est toujours le prêtre qui offre l’eucharistie (ce développement est hérité de la lutte entre Augustin et les donatistes). En effet, la prêtrise étant elle-même un sacrement, et le prêtre faisant parti de la succession apostolique par imposition des mains, il lui revient d’offrir cette eucharistie.

L’Eglise est ainsi médiatrice des sacrements par l’intermédiaire du prêtre, et non du Christ directement. En théologie Catholique, l’eucharistie est un véritable sacrifice non sanglant qui prolonge le sacrifice du Christ. D’ailleurs, le terme hostie qui est utilisé pour remplacer le pain marque bien ce fait, puisque hostia en latin veut dire « victime ». Le prêtre offre donc une victime sur l’autel. De plus, par son efficacité et sa fructosité (le fait de porter du fruit dans la vie chrétien), l’eucharistie n’est pas seulement le symbole de la communion fraternelle, mais elle est en elle-même l’union de l’Eglise : l’eucharistie fait l’Eglise. D’où l’importance de ce moment dans la liturgie Catholique. Bien sûr, se pose la question de la validité du sacrement pour celui qui n’a pas la foi (hospitalité eucharistique). Les théologiens Catholiques ont donc développé une théologie qui fait une distinction entre le signe du sacrement que sont le pain et le vin (signifié) qu’ils nomment sacramentum tantum, et la grâce du sacrement lui-même (signifiant) qu’ils nomment res tantum. Nous pouvons donc avoir le signifié sans le signifiant si notre manque de foi s’y oppose.

Une autre chose marquante dans cette théologie eucharistique est ce que nous appelons la doctrine de la « transsubstantiation » validée au concile de Latran en 1215. Dans cette conception sacramentaliste, lorsque le prêtre récite les paroles et invoque le Saint-Esprit sur les éléments (ce qui se nomme l’épiclèse et que nous verrons plus tard), alors le pain et le vin deviennent réellement le corps du Christ. La théologie Orthodoxe appelle cela un « mystère ». Il y a donc une transformation ontologique des éléments. Ainsi, bien que le pain et le vin restent ce qu’ils sont pour la vue et le goût, et même si nous les étudions au microscope, néanmoins, ils deviennent véritablement le corps physique du Christ. C’est ce que Thomas d’Aquin appelait la « concomitance ». En reprenant un vocabulaire philosophique aristotélicien, il disait que les accidents du pain ne changeaient pas, mais que sa substance devenait autre après l’épiclèse.

Nous pouvons également ranger la doctrine de la consubstantiation luthérienne dans ce type d’interprétation réaliste. En effet, bien que Luther rejeta le modèle catholique, il affirmait que la substance du pain ne changeait pas mais que le Christ venait habiter corporellement dans le pain. Tout comme pour l’incarnation, on a alors utilisé le terme « d’impanation ». Les deux substances du pain et du Christ sont présentes simultanément. Luther a développé cette doctrine sur la base d’une compréhension erronée de la « communication des idiomes » (relation de la pleine nature humaine et de la totale nature divine au sein de la seule personne du Christ). Et pour répondre à ceux qui lui demandaient comment le corps physique pouvait être présent à plusieurs endroits différents si plusieurs eucharisties étaient célébrées au même moment, il inventa la doctrine de « l’ubiquité » qui donnait au corps physique du Christ son omniprésence divine.

Mais Jean Calvin répondit farouchement à cela en faisant remarquer que la cène était un principe d’accommodation dans ses termes et que le fait de parler d’un corps physique infini était un non-sens. Pour lui, cette doctrine de l’ubiquité chassait le Saint-Esprit de la cène et équivalait au fait de « rappeler Marcion des enfers » [13]. De plus, il voyait un extrême danger à cela et à la doctrine thomiste de la concomitance dans le fait que le pain et le vin, devenant véritablement Christ (donc Dieu), pouvaient ainsi devenir des objets d’adoration, et par conséquent d’idolâtrie.

 

Le deuxième type d’interprétation de ce sacrement est dit homologétique (du grec homologeo qui veut dire confession de foi) ou encore symbolique. C’est Henri Blocher qui utilise ce terme, alors que l’aspect symbolique et mémorial est généralement attaché à Zwingli. Ce sont aujourd’hui surtout les églises évangéliques de types professantes qui adoptent ce point de vue. Selon cette compréhension, la cène est un moyen de confesser sa foi. Elle est une réponse de la foi de l’homme envers son Dieu. Le sacrement n’est qu’un geste symbolique qui représente une réalité invisible, mais une réalité déjà acquise. Rien de plus ne se produit vraiment à ce moment-là. Le sacrement est une action de grâce administrée aux seuls croyants qui ont fait profession de foi publique.

La cène est donc une extériorisation de la foi. La grâce n’est pas présente dans le sacrement, mais dans le croyant. La foi est donc cause du sacrement, et non son effet. Un problème avec cette conception qui semble plus biblique que la première, est qu’elle peut amener une sorte de dessèchement du rite. C’est ainsi que par exemple, l’Armée du Salut a arrêtée de pratiquer la cène puisqu’elle n’est pas une grâce particulière, laissant cela aux Eglises. A l’extrême opposé, les Anabaptistes voyaient la cène comme une allégorie du martyr. Il fallait donc une pureté extrême pour pouvoir participer à cette dernière et entrer dans la communauté de la cène (abendmahlsgemeinde). Bien qu’un aspect de sanctification puisse être présent au moment de la cène, elle devenait un symbole rigoriste et légaliste.

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La troisième et dernière interprétation est dite roborative. C’est le point de vue des Eglises Réformées et de plusieurs églises évangéliques. Dans cette optique, le sacrement est un signe objectif et un sceau subjectif de notre foi. Il est un moyen de grâce. Ce n’est donc pas premièrement une parole de l’homme vers Dieu comme vue précédemment, mais une parole visible de Dieu vers l’homme qui a son tour y répond par la foi. La cène est appelée moyen de grâce car durant ce moment, le Saint-Esprit agit dans la communauté et dans le croyant, et le Christ est présent dans les éléments, mais seulement spirituellement, par son Esprit. En ce sens, la cène est donc un signe extérieur, un sceau d’une grâce intérieure, et une union sacramentelle mais uniquement spirituelle. Il y a donc union du signifié et du signifiant. La foi est ainsi primordiale dans cette compréhension.

Car bien que la cène soit une communication quotidienne avec le Christ, par la foi, comme nous l’avons déjà noté, cette dernière permet également au croyant d’avoir une communication perpétuelle et ordinaire à tout instant avec Jésus [14]. Ce sceau qui est présenté représente les promesses de Dieu et son engagement envers nous dans son Alliance. Il nous est donné pour nous aider et nous fortifier dans la faiblesse de notre foi. Calvin disait que « Dieu donne à son Eglise, par la main de son Fils, le second sacrement pour nourrir nos âmes » [15]. L’Eglise devenant ainsi l’Eglise-Mère qui nourrit, éduque, et s’occupe des enfants que le Père lui a confiés.

Nous verrons donc par la suite grâce à la présence trinitaire lors de la cène, que cette dernière interprétation semble la plus juste, aussi bien d’un point de vue théologique que d’un point de vue biblique, et la plus stimulante et encourageante pour la foi d’un point de vue pratique et pastoral.

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Questions annexes

Mais il y a encore de nombreuses questions qui entourent la compréhension et la manière de vivre la sainte cène, par exemple :

  • À quelle fréquence cette dernière devrait-elle être distribuée ? Une fois par semaine, une fois par mois, par trimestre comme le font beaucoup d’Eglises de Frères encore aujourd’hui, ou bien encore une fois par an ?
  • Qui peut distribuer la cène ? Le pasteur, un ancien, un diacre, n’importe quel membre de l’assemblée ? Qui peut y participer ? Tout le monde, les membres de l’église uniquement, seuls les baptisés, les femmes ?
  • Peut-on y participer si nous avons fait profession de foi mais que nous ne sommes pas encore baptisés ? Et les enfants, à partir de quel âge ? La pédocommunion est-elle légitime dans une compréhension pédobaptiste ?
  • Que faire avec les personnes de passage ou les pécheurs notoires ? Quelle discipline ecclésiastique ?
  • Quelle liturgie doit-on utiliser, quelle prière, qui peut la faire, doit-on garder le silence ou peut-on chanter en même temps ? Et si oui, y a-t-il des cantiques plus adaptés que d’autres ?
  • Doit-on rompre le pain ou partager des morceaux préparés à l’avance ? Et qui prépare ? Quel type de pain utiliser : azyme, pain blanc, pain de mie, sans gluten ? De même pour la coupe. Doit-on avoir une coupe unique, des gobelets individuels ?
  • Le liquide peut-il être du vin rouge, du vin blanc, du jus de raisin, voire carrément un autre breuvage ? Faut-il faire une libation comme le préconisait le pasteur puritain Richard Baxter ? La pratique Orthodoxe est-elle valable (les Orthodoxes trempent un morceau de pain azyme dans le vin qu’ils appliquent ensuite directement sur les lèvres du bébé qui communie ainsi le jour même de son baptême) ? Doit-on manger et boire tous les restes, les jeter, les garder ?
  • Peut-on pratiquer la cène hors église ? Dans quel cadre ? Doit-elle obligatoirement suivre une agape en tant que moment final du repas, bien que distinct de ce dernier ? Sommes-nous appelés à reproduire la cène biblique ou juste son contenu théologique ?
  • Quel examen de soi pour précéder ce moment ? Doit-on même le commencer la veille comme l’encourageait Dietrich Bonhoeffer dans son livre « De la vie communautaire » ? Quels sont les bienfaits et les jugements qui y sont attachés ?

 

Nous voyons donc que le nombre de questions attachées à la pratique de la cène – en plus de celles posées précédemment comme le fait de savoir si elle est un sacrifice non sanglant, quel type de présence de Christ, quelle interprétation choisir – est vraiment nombreux et que cela dépasserait le cadre de ce travail. Cependant, elles ont été livrées ici pour montrer qu’il y a de véritables enjeux derrière cette pratique qui semble pourtant si simple.

Mais nous n’avons pas encore abordé de front la question qui nous concerne ici, à savoir si la Trinité est belle et bien présente lors de ce repas ? Nous le ferons dès le prochain article de cette série (ici)

 

 

 

 

Notes et références

[1] BEALE Gregory & CARSON Donald (sous dir), Commentary on the New Testament use of the Old Testament, Grand Rapids, Michigan, 2007, p 229-230

[2] BEALE Gregory & CARSON Donald (sous dir), Ibid.

[3] COBB Donald, Chapitre 21-De la sainte cène du Seigneur, La Revue Réformée, n°212-2001/2-Mars 2001-Tome LII

[4] MARCEL Pierre, La Parole, le baptême, la Sainte Cène : témoignage de la pensée réformée, La Revue Réformée, n°211-2001/1-Janvier 2001-Tome LII

[5] LUDBROCK Stuart, Quelle pratique de la Sainte Cène aujourd’hui au regard de l’histoire et du dossier « Textes liturgiques II » ?, Théologie Evangélique, Volume 11, n°2, 2012, p 159-178

[6] MARCEL Pierre, Ibid.

[7] BLOCHER Henri, De la présence réelle, Fac-réflexion, n°18-Janvier 1992, p 22-23

[8] CALVIN Jean, Institution de la religion chrétienne, Excelsis, Charols, 2009, p 1281-1344

[9] COBB Donald, Ibid.

[10] BLOCHER Henri, Ibid.

[11] BOURIN Guillaume, La Sainte Cène : symbole ou moyen de grâce ?, www.leboncombat.fr, article du 26 octobre 2015

[12] BARCELLOS Richard, The Lord’s Supper as a mean of grace : more than a memory

[13] CALVIN Jean, Ibid.

[14] MARCEL Pierre, Ibid.

[15] CALVIN Jean, Ibid.

 

 

 

 

 

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Renaud Genevois est pasteur à l’Église Perspectives de Colmar. Avant cela, il a été enseignant dans des écoles chrétiennes durant plusieurs années. Il a étudié à l’Institut Biblique de Genève et à l’Institut Supérieur Protestant à Guebwiller. Il prépare actuellement un master de théologie à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Renaud est allé plusieurs fois en Afrique enseigner dans un institut biblique et former des enseignants chrétiens. Il écrit régulièrement pour le Bon Combat.