Un nouveau regard sur les deux récits bibliques de la création
Article publié dans la Revue Théologique SEMBEQ, vol. 3, n°1, hiver 2022, p. 9-19.
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La question des sources de la Genèse agite l’esprit des biblistes depuis la publication anonyme des Conjectures sur les mémoires originaux dont il parait que Moyse s’est servi pour composer le livre de la Genèse, en 1753. Cette œuvre monumentale, rédigée dans le secret par le médecin français Jean Astruc, visait à répondre aux critiques des Lumières quant à la paternité mosaïque du premier livre de la Bible. Au siècle précédent, Hobbes, La Peyrère, et Spinoza avaient identifié d’importants contradictions et anachronismes qui les avaient conduits à remettre en question l’intégrité littéraire du Pentateuque, en particulier de l’Histoire des origines (Gn 1-11). En s’appuyant sur un ensemble de méthodes diachroniques récemment développées pour l’étude des textes de l’antiquité classique (notamment l’Iliade d’Homère), Astruc finit par distinguer quatre documents au sein de la Genèse. Il conclut que Moïse avait initialement rédigé son récit sous cette forme, à l’image des quatre évangiles, et qu’un réviseur plus tardif les avait combinés en un seul ouvrage, créant ainsi les incohérences que les philosophes critiques du 17e siècle avaient relevées.
Ironie de l’histoire, les intentions apologétiques d’Astruc ont servi de fondement aux théories les plus critiques sur la formation du Pentateuque, en particulier à l’hypothèse documentaire très influente aux 19e et 20e siècles ainsi qu’aux modèles plus récents. Toutes ces approches ont en commun une tendance à l’hyperfragmentation des « sources » (si tant est que ce terme soit encore d’actualité) et à une datation toujours plus tardive de la forme finale du texte.
La question des deux récits de la création
Cette tendance affecte considérablement le clivage entre exégètes évangéliques et critiques autour des textes bibliques de la création (Gn 1-3). Les premiers écartent pour la plupart toute possibilité d’identifier à postériori les couches rédactionnelles de ces trois chapitres. Les stratégies interprétatives diffèrent, mais elles visent généralement à réconcilier les textes qui paraissent en tension.
Les interprètes critiques, quant à eux, peinent à s’accorder sur une hypothèse unique. L’ancienne génération s’appuyait majoritairement sur la théorie documentaire et identifiait deux sources principales dans ces chapitres : la source « sacerdotale » (P) en Genèse 1.1-2.3 et la source « Yahwiste » (J), plus ancienne, en Genèse 2.4-3.24. L’existence de cette dernière étant de plus en plus contestée, de nombreux spécialistes contemporains considèrent Genèse 2-3 comme un agrégat de matériaux divers et très tardifs. Pour ajouter à la confusion, la littérature technique la plus récente témoigne d’une certaine ambiguïté dans la nomenclature employée. Fischer note par exemple que « P » est désormais compris de manière fort diverse, au point que « les spécialistes parlent de choses radicalement différentes, bien qu’ils utilisent [un] même sigle. » En dépit de ces difficultés, la plupart des exégètes critiques continuent d’affirmer l’existence de deux récits de la création indépendants correspondant aux deux couches rédactionnelles P (Gn 1.1-2.3) et « non-P » (Gn 2.4-25). Ces péricopes contiennent en effet plusieurs contradictions apparentes qui semblent incompatibles avec une lecture littérale et unifiée du texte. Toutefois, aucune lecture diachronique ne semble être en mesure d’offrir une solution pleinement satisfaisante à ces tensions. Les spécialistes qui s’engagent dans cette voie finissent invariablement par interpréter ces deux textes en isolant l’un de l’autre.
Une lecture intégrale et cohérente de Genèse 1-2 est possible. Dans les lignes qui vont suivre, je passerai en revue les principaux problèmes que posent ces deux récits parallèles, notamment en matière d’onomastique et de chronologie, afin d’en proposer une résolution synchronique.
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