Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne ? (part.4)
Après avoir introduit le sujet de la philosophie chrétienne dans un premier article, et après avoir vu la différence entre cette dernière et la philosophie non-chrétienne dans le deuxième, ainsi que l’impact du péché sur cette discipline dans le troisième, ce quatrième et dernier article nous servira à tenter de conclure ce riche sujet.
IV. Conclusion
Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne ? Si nous revenons aux définitions données par John Frame dans le premier article en ce qui concerne la philosophie et la théologie, et si nous rajoutons la remarque de Vern Poythress qui affirme que « par ses applications métaphysiques, épistémologiques, et éthique, la théologie est la vraie philosophie » , alors la réponse est toute trouvée.
La philosophie a tout autant sa place dans la foi chrétienne que la piété, l’action sociale, la communion fraternelle, la louange, le service de l’Eglise, ou encore l’évangélisation. Elle n’est ni moins spirituelle ni plus païenne que ces dernières. Bien au contraire, dans le cadre intégral d’une vision biblique du monde, elle est une perspective particulière de la multiperspective qu’offre ce principe. Quand nous lisons notre Bible et que nous méditons sur ses paroles, nous faisons de la théologie car chaque ligne de ce livre concerne Dieu. Si théologie chrétienne et philosophie chrétienne sont plus ou moins identiques, alors chaque fois que nous lisons notre Bible et réfléchissons à ce qu’elle signifie et ce qu’elle implique pour nous, alors nous philosophons chrétiennement. Chaque chrétien fait donc de la philosophie, même sans le savoir.
Mais cette philosophie chrétienne est nettement à distinguer de la philosophie non-chrétienne comme nous l’avons déjà fait remarquer. En effet, à cause du péché et de l’antithèse « de principe » qu’il implique dans la réalité, cette dernière ne peut fournir que d’infimes parties de vérités par le biais de la Grâce Commune et de la Providence, conduisant à un réductionnisme et à un relativisme moral de la part des philosophes séculiers ou des autres religions. De plus, à cause de la montée de l’athéisme et de la distorsion de la laïcité, Dieu a complètement été évacué des réflexions philosophiques ou scientifiques postmodernes.
La raison autonome et l’auto-glorification devenant les idoles du monde. Mais la Bible nous montre bien que c’est volontairement que ces personnes ont rejetées la Révélation de Dieu (Rm 1.18–32). C’est un choix et une décision volontaire de leur part qui entraîne des conséquences. Ils sont donc tenus pour responsables, étant libres de leurs mauvais choix, à l’image de Judas. Et par conséquent ils sont coupables devant Dieu, soumis à sa colère et à la condamnation, non pas à cause de son manque d’amour, mais de sa justice. Dieu devant toujours satisfaire pleinement l’ensemble de ses attributs, absolus et immuables dans le temps. De même, par sa conception biaisée de la transcendance et de l’immanence, nous avons vu que la philosophie non-chrétienne offrait une dialectique incohérente entre rationalisme et irrationalisme. John Frame va jusqu’à faire remarquer que « finalement la philosophie séculaire ne donne aucune réponse. Les philosophes d’aujourd’hui discutent des mêmes questions que Platon et Aristote, contrairement à d’autres disciplines comme la géologie, la linguistique, ou encore l’archéologie où l’on peut constater de réelles avancées ». Pour lui, l’Histoire de la philosophie est donc l’histoire des fausses idées !
Et la raison principale de cet échec est le rejet par les non-chrétiens de la doctrine de la Trinité et des multiperspectives qui en découlent. En effet, la philosophie chrétienne est globale, holistique, intégrale, alors que la philosophie non-chrétienne cherche constamment et ailleurs de ce qui a déjà été expliqué ce qui est « premier ». Mais il n’y a rien de premier en dehors du Dieu trinitaire de la Bible. Il est le seul être nécessaire. Et bien que cela implique que Dieu soit unique parce qu’il est premier, nous savons également qu’il est trois personnes. Il n’y a donc pas de hiérarchie entre l’un et le multiple.
Voilà la différence entre la multiperspective et le réductionnisme relativiste. C’est ici que l’antithèse se fait jour le plus clairement. Par conséquent, Vern Poythress nous encourage à ne pas penser comme le « monde », mais à penser d’une manière chrétienne. A prendre au sérieux la distinction de la pensée chrétienne par rapport à celle du « monde ». Pour lui, il y a une véritable harmonie dans l’unité de ces perspectives grâce à la Souveraineté de Dieu. Elles sont l’image (ectype) de la Trinité (archétype). Et il nous rappelle également l’importance du rôle médiateur du Christ dans chacune de ces perspectives à cause de son incarnation et de l’union sans confusion de ses deux natures : humaine et divine. Il conclue donc en montrant que la science – et la philosophie qui l’accompagne – est importante mais ne pourra jamais trouver les réponses qu’elle cherche d’une manière plus profonde.
En effet, la science, de par sa spécialisation, ne se concentre que sur un élément : la physique quantique, les mathématiques, la biologie moléculaire, la géologie, la linguistique, l’ethnologie, la sociologie, la politique, la technologie informatique, etc. Ce qui fait qu’une multitude de sciences donne obligatoirement une multitude de perspectives (épistémologie), mais pas une réalité ultime – puisque multiple (métaphysique). Il en découle donc que l’empirisme ne peut pas définir la réalité car il s’intéresse au particulier, et non à l’universel. De même, le rationalisme, par son réductionnisme, ne peut donner une véritable épistémologie comme dans le cas des multiperspectives. Par conséquent, ces deux grands courants qui pourraient englober tous les systèmes de pensées actuels, de par leur épistémologie étriquée et leur métaphysique déformée, entraînent inévitablement des problèmes éthiques. Et nous retrouvons là l’incohérence d’une vision non-biblique du monde. Nous voyons donc bien finalement qu’en tant que chrétien notre véritable ennemi n’est pas la science, mais la philosophie qui en découle. Ce n’est donc pas le matérialisme scientifique qui pose réellement problème, mais bien plutôt le matérialisme philosophique. Et il en va de même pour l’évolution par exemple.
Tout cela n’est pas juste une réflexion intellectuelle, mais à également de grandes implications pratiques. En effet, chaque chrétien, en tant que disciple du Christ, entre dans la Nouvelle Alliance inaugurée par Jésus (He 9.15), où chacun est appelé en tant que membre du nouveau peuple de Dieu et d’une nation sainte, à accomplir les œuvres que Dieu à prévu pour nous de toute éternité grâce au Saint-Esprit (Ep 2.10 ; 1P 2.4–10). Au sein de cette Nouvelle Alliance, chaque chrétien est appelé à exercer son service avec ses dons particuliers pour l’édification du corps de Christ qu’est l’Eglise (Ep 4.7–16), mais également partout dans le monde en proclamant l’Evangile afin de faire grandir le Royaume de Dieu (Ac 20.25). Chaque chrétien entre donc dans le plan et la mission de Dieu, là où il est, dans son contexte et sa culture particulière, avec les dons qui sont les siens et qui sont utiles pour servir les frères et sœurs et la cité (Rm 12.3–13). C’est ce que le réformateur Martin Luther appelait le Sacerdoce Universel.
Nous devons également nous rappeler qu’au moment de sa création « à l’image de Dieu », l’Homme a été béni (Gn 1.26–28). Mais cette bénédiction était aussi liée au fait de « soumettre, de remplir, et de dominer » la terre, à l’image de Dieu lors de la Création. Nous appelons cela en théologie le mandat culturel ou mandat créationnel. De plus, au moment de son Ascension, Jésus a demandé à ses disciples « de faire de toutes les nations des disciples » (Mt 28.19 ; Ac 1.8). C’est ce que nous appelons le mandat missionnaire. Mais comme le dit Gregory Beale, ces deux mandats ne sont pas deux choses différentes qui doivent s’opposer. Ça c’est la vision réductionniste de la philosophie non-chrétienne.
Au contraire, dans le cadre d’une multiperspective, nous devons plutôt envisager ces mandats comme deux aspects de la même réalité. Beale affirme donc que « le mandat missionnaire est le mandat culturel appliqué à l’ère de la Rédemption » (rappelons-nous du schéma Création-Chute-Rédemption de la vision biblique du monde). On ne peut donc pas distinguer l’évangélisation, la mission, ou la prédication de notre vie chrétienne au milieu du monde (et d’ailleurs ces trois choses sont-elles réellement à distinguer en dehors de notre calendrier d’église locale ?). Etre et faire ne se séparent pas dans la vie du chrétien. Tendons vers cet équilibre et cette intégralité. De même, Jésus nous rappelle les deux plus grands commandements contenus dans la Parole de Dieu : « tu aimeras Dieu de tout ton cœur et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même » (Mt 22.36–40).
Mais encore une fois, ces deux commandements ne séparent pas et ne s’opposent pas, car comme nous l’explique l’apôtre Jean dans sa première épître, comment quelqu’un pourrait-il dire qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas s’il n’aime pas son frère qu’il voit (1Jn 4.20) ? Aimer Dieu, c’est par conséquent aimer son frère, et aimer son frère c’est témoigner que nous avons reçu l’amour de Dieu. C’est ce que Jacques et Paul appellent la loi royale (Rm 13.9 ; Ga 5.14 ; Jc 2.8). Et finalement, ces commandements ne s’opposent pas ou ne s’ajoutent pas aux deux mandats précédemment cités, car comment vouloir sauver des âmes ou s’investir dans un monde déchu sans l’amour de Dieu et du prochain ?
La multiperspective s’applique donc également au ministère de chaque chrétien, et ce de plusieurs manières. Déjà, nous pouvons penser aux offices christiques si chers à Jean Calvin. En effet, la Bible nous dit qu’en tant que Messie, Jésus était pleinement et simultanément roi, prêtre, et prophète. Mais nous pouvons également voir que les trois dimensions du mandat culturel (soumettre, remplir, et dominer) s’intègrent parfaitement à ces offices afin de réaliser le mandat missionnaire en vue de l’accomplissement des deux plus grands commandements de la Bible.
Ainsi, Jésus soumet la mort par sa propre mort en étant lui-même et le grand-prêtre qui offre le sacrifice, et le sacrifice. Jésus domine aujourd’hui sur le ciel et sur la terre par sa résurrection et son ascension à la droite de Dieu. Il est le roi et le juge de toute chose pour l’éternité. Jésus remplit le monde de sa gloire par sa Parole qui se répand, par la progression du message de l’Evangile sur tous les continents.
Il est de ce fait le prophète ultime, celui qui parle de la part de Dieu aujourd’hui, Dieu lui-même. De fait, en tant que créature « à l’image de Dieu », nous devons avoir un impact culturel en nous engageant dans des clubs, dans des associations, dans le syndicat de notre entreprise, dans le conseil de parents d’élèves de l’école de mes enfants ou comme délégué de classe. Influencer notre société par notre service, ça c’est dominer comme un roi. Nous devons partout annoncer l’Evangile, ce message de restauration et de réconciliation pour faire de nouveaux disciples (le boulanger, la coiffeuse, le médecin, notre voisin), remplir le monde de nouvelles naissances. Ça c’est être prophète. Nous devons soumettre toutes nos pensées à Christ afin de lui rendre des sacrifices de prières et de louanges. Ça c’est être prêtre.
Ensuite, nous pouvons relever la dialectique individuelle et collective contenue dans la Bible. Par exemple, c’est un homme, Adam, qui a péché. Mais ce sont tous les hommes qui sont maintenant atteints par ce dernier (Rm 5.17–18). Aussi, Christ est en lui-même la « Lumière du monde » (Jn 1.4–5), mais ses disciples sont également appelés à être des lumières pour ce monde (Mt 5.14–16). De même, le Salut m’est offert personnellement afin de m’intégrer au corps qu’est la communauté de l’Eglise. Nous ne pouvons donc pas penser uniquement en termes de Salut individuel ou d’activités communautaires, mais nous devons embrasser ces deux réalités simultanément. Il en ressort donc qu’un chrétien qui affirmerait qu’il n’a pas besoin de se joindre pleinement à une église locale, qu’il n’a pas besoin de servir dans l’église, ou qui n’annoncerait pas l’Evangile parce qu’il n’a pas le « don d’évangéliste » semblerait être dans l’erreur.
Et finalement, la multiperspective se retrouve aussi dans notre relation avec Dieu. Car si nous avons besoin de piété personnelle et des moyens de grâce qui l’accompagnent, comme par exemple la lecture de la Bible dans notre culte quotidien, la prière dans notre chambre, la sanctification individuelle, nous avons également besoin des moyens de grâce collectifs qui se pratiquent dans l’église locale comme l’adoration, le baptême, le partage de la sainte cène, ou encore la prédication.
Pour conclure, toutes ces réflexions pratiquent rappellent au chrétien qu’il vit et agit aujourd’hui dans l’espérance de la Nouvelle Création et de la contemplation de la gloire de Dieu pour l’éternité. Cela rajoute une dimension eschatologique et doxologique à la philosophie chrétienne qui ne se retrouve pas dans la philosophie non-chrétienne souvent pessimiste et nihiliste comme dans le cas de Nietzsche. La philosophie chrétienne, en tant que théologie trinitaire, a donc toute sa place dans la foi et la vie du chrétien. Elle est un moyen d’édification, d’adoration, et d’évangélisation, et devrait trouver une place aussi bien dans notre réflexion personnelle que dans notre vie d’église locale et dans nos facultés de théologie ou nos instituts bibliques. Car j’espère vous l’avoir montré, elle est en définitive à la gloire de Dieu.
Retrouvez les autres articles de cette série :
1- Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne ? (partie 1)
2- Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne (part. 2)
3- Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne ? (part. 3)