Quelle place pour la philosophie dans la foi chrétienne ? (part. 3)
Maintenant que nous avons vu dans les deux premiers articles comment nous pouvions définir globalement la philosophie, quelle était son intérêt pour le disciple du Christ, et quelles étaient les distinctions fondamentales entre philosophie chrétienne et non-chrétienne, nous allons nous pencher maintenant sur l’impact du péché en ce qui concerne cette discipline.
III. Le péché
Comme nous l’avons mentionné dans le précédant article, l’apôtre Paul nous montre dans son épître aux Romains (Rm 1.18–32) que la connaissance de Dieu se révèle au sein de la Création, mais que sans l’illumination du Saint-Esprit les hommes ne choisissent pas de glorifier Dieu et de le connaître, mais choisissent plutôt de se reposer sur leur propre intelligence.
Pour les philosophes non-chrétiens, c’est donc leur raison, leur volonté, leur autonomie qui est glorifiée. Mais cela pose un problème fondamental, car à la différence de Kant qui a placé l’homme au centre de l’univers en tant que sujet, la Bible nous affirme que celui qui est au centre de toute chose c’est Dieu ! Alors pourquoi l’homme naturel ne veut-il pas reconnaître ce fait ? A cause de l’entrée du péché dans le monde et de la Chute qui s’en est suivie. En effet, le péché est une cassure nette dans notre relation à Dieu. Cette « image de Dieu » en nous, bien que toujours présente, est devenue tordue, noircie, pervertie. Et nous avons besoin que l’œuvre accomplie par Jésus sur la croix nous soit appliquée pour que notre relation soit restaurée avec Dieu et que le Saint-Esprit renouvelle notre intelligence (Rm 12.1–2).
C’est donc encore une fois par l’intermédiaire de la médiation du Christ que le chrétien peut avoir accès à la connaissance qui ne se trouve d’une manière absolue qu’en Dieu. Mais pour le non-chrétien qui refuse la résurrection du Christ, il n’en est pas ainsi. En effet, il reste dans cet état de pécheur séparé de Dieu, séparé de la source de la connaissance. Sa réalité est voilée, son éthique pervertie, parce qu’il continue de marcher dans le chemin de nos ancêtres historiques que sont Adam et Eve. Même si c’est bien Adam qui est tenu pour responsable de l’entrée du péché dans le monde par sa désobéissance (Rm 5.12), Cornelius Van Til nous montre que pour lui, Eve est la meilleure représentante de la philosophie non-chrétienne. Il retrouve en effet à travers la tentation et la faute d’Eve en Eden les trois perspectives philosophiques dont nous avons déjà parlé. Elle vit donc que le fruit de l’arbre était « bon à manger » (métaphysique). Qu’il était de plus un délice pour les yeux (valeurs éthiques / esthétiques). Mais elle voulait également avoir sa propre sagesse, indépendante de celle de Dieu, une raison autonome (épistémologie). Nous voyons donc bien qu’en suivant nos premiers parents, les philosophies non-chrétiennes ne sont rien d’autre que des philosophies du Diable.
Mais alors dans ce cas deux questions se posent : Comment se fait-il que les non-chrétiens puissent dire des vérités (et pas juste les philosophes), et comment est-il possible que nous puissions entrer en dialogue avec eux, quel est notre point de contact ? C’est la discipline de l’apologétique qui répond à ces questions en nous donnant les 4 fondements théologiques suivants :
(1) Nous sommes tous créés à « l’image de Dieu » (éthique)
(2) Nous vivons tous dans la même réalité qui est celle de Dieu, qu’on le reconnaisse ou pas (métaphysique)
(3) Nous sommes tous totalement pécheurs
(4) Dieu limite les effets noétiques du péché dans nos vies et au sein de sa Création par sa Grâce Commune (épistémologie)
Ces points sont importants, car nous avons déjà remarqué que la séparation entre le chrétien et le non-chrétien était totale et absolue. C’est ce que Van Til appelait l’antithèse « de principe ». Les mots « de principe » sont entre guillemet parce que nous savons que dans la pratique il n’en est pas ainsi.
En effet, cette Grâce Commune qui limite les effets du péché permet aux non-chrétiens de pouvoir vivre leur vie correctement (Mt 5.45) et de pouvoir être de grands mathématiciens ou des artistes reconnus. De plus, il y a un lien entre la Grâce Commune (transcendance) et la Providence de Dieu qui dirige toute chose (immanence), car cette dernière est l’application pratique de la Grâce Commune.
C’est elle par exemple qui fait que les lois naturelles (comme celle de la gravité) ne varient pas dans l’espace et dans le temps, et qui fait que des scientifiques non-chrétiens puissent faire de grandes découvertes. Mais ces scientifiques ne voient pas que derrière les lois naturelles qu’ils utilisent, se cache en réalité la Providence surnaturelle de Dieu. Faisant ainsi que naturel et surnaturel soient inextricablement liés, et qu’en se limitant au naturel ils se ferment eux-mêmes la porte à une connaissance plus grande.
Ce qui finalement est assez ironique. C’est donc par le biais de la Grâce Commune et de la Providence que l’antithèse est réduite et que des peintres peuvent faire un magnifique tableau de la Création divine tout en niant l’existence de Dieu. C’est ce que Van Til appelle le capital emprunté. Le non-chrétien emprunte à la réalité de Dieu tout en se croyant totalement autonome. C’est aussi ce qui fait que parfois nous pouvons être d’accord en tant que disciple du Christ avec des affirmations philosophiques non-chrétiennes. Mais comme leur intelligence reste voilée par le péché, même s’il se trouve des éléments de vérité dans ce qu’ils disent ou ce qu’ils font, Van Til nous fait remarquer que par conséquent, toute vision du monde qui n’inclue pas Dieu arrive toujours à un moment donné à un point de tension où se fait jour l’incohérence et la contradiction de leurs pensées.
Voilà pour ce qui est du côté non-chrétien de l’antithèse. Mais il ne faudrait pas en déduire que le chrétien pourrait donc s’élever avec fierté et orgueil au-dessus des incroyants qui sont, je le rappelle, eux aussi fait à « l’image de Dieu ». Il n’y a pas de supériorité de nature ici. Car bien que le voile du péché lui ait été retiré par l’action du Saint-Esprit au moment de la régénération, le chrétien reste lui aussi totalement pécheur malgré le fait qu’il soit « déjà » totalement saint, bien que « pas encore » glorifié. Pour Van Til, ce n’est donc pas le capital emprunté qui s’applique au chrétien, mais le concept limite. Ce dernier signifie que ce que nous connaissons, nous le connaissons véritablement mais pas pleinement, et que même dans ce que nous connaissons véritablement, il y a encore des choses que nous ne connaissons pas. Cela est dû au fait que nous sommes des créatures finies qui ne pouvons pas connaître tous les décrets infinis de Dieu. Rappelons-nous de l’analogie Créateur-créature.
Ce principe d’antithèse est important car il se retrouve en métaphysique, en épistémologie, et en éthique. Déjà en métaphysique par exemple. Rappelons-nous qu’une des questions les plus fondamentales de cette dernière est de savoir si l’univers est un ou multiple. Mais le problème de la métaphysique non-chrétienne est qu’elle n’arrive pas à trouver de consensus du fait que pour elle, soit Dieu est totalement transcendant (ce qui donne une origine unique au cosmos), soit il est totalement immanent (ce qui lui donne une origine multiple). Et les non-chrétiens qui ont tentés d’allier les deux sont toujours arrivés à des contradictions flagrantes. Mais pour le chrétien les choses sont différentes. En effet, si le philosophe non-chrétien ne parvient pas à donner de réponses par rapport à cette question, c’est parce qu’il refuse de reconnaître qu’il vit dans une réalité trinitaire qui lui permet d’avoir une multiperspective.
La philosophie chrétienne trouve donc réponse à ces questions dans une vision biblique du monde. Le monde est à la fois un et multiple car la Création reflète l’image de la Trinité. Et l’univers ne peut pas être réduit à une seule perspective réductionniste ou dualiste. L’être humain est un être holistique. Il n’est pas juste un os, une émotion, une volonté, ou encore une âme. L’univers est une unité car il n’y a qu’une seule cause à la Création « ex-nihilo », mais il est aussi diversité. Nous pouvons en effet voir plusieurs aspects d’une même réalité, ce qui nous donnera une connaissance plus exhaustive, et nous pourrons avoir plusieurs choix éthiques.
Ensuite en épistémologie, la Seigneurie de Dieu est importante, car c’est lui qui nous Révèle les choses que nous pouvons connaître, c’est lui qui fixe les limites de notre connaissance. De plus, il est le critère ultime de ce qui est vrai et de ce qui est faux. Si nous pouvons connaître, ce n’est que parce que celui qui est la connaissance se Révèle. Mais comment donc les philosophes ou les scientifiques non-chrétiens veulent-ils arriver à une connaissance ultime sans reconnaître cette Révélation ? Et encore une fois, les concepts de transcendance et d’immanence sont importants ici, car si Dieu est totalement transcendant alors nous ne pouvons rien connaître. Mais inversement, s’il est totalement immanent, alors la raison humaine devient autonome. C’est ici que John Frame parle de rationalisme et d’irrationalisme dans la philosophie non-chrétienne.
Ces derniers se retrouvent dans toutes ces philosophies comme un mouvement de balancier, et montrent la nécessaire incohérence de ces systèmes. Il explique que « les philosophes non-chrétiens disent que si le rationalisme est vrai, alors la pensée humaine ne pourrait pas faire d’erreur, ce qui est faux même pour eux. Mais ils affirment alors que quand cette dernière se trompe, il ne faut pas blâmer la raison autonome du sujet, mais l’objet de la connaissance, car le monde ne peut pas être parfaitement connaissable. Ils deviennent donc irrationalistes. Mais finalement, comment savent-ils que le monde n’est pas totalement connaissable ? Par leur raison autonome ! Les philosophes non-chrétiens connaissent donc leur irrationalisme par leur rationalisme, ce qui est inconsistant et contradictoire ».
Et enfin l’antithèse se retrouve en éthique, car la quête de connaissance requiert des valeurs morales qui présupposent un Dieu. En effet, rien d’impersonnel ne peut imposer de normes éthiques universelles. Il n’y a qu’un être absolu qui peut le faire. Mais en niant l’existence de Dieu, les philosophes non-chrétiens suppriment toute norme absolue et basculent – parfois même sans le vouloir – dans un relativisme moral. Leur problème principal est donc de faire de l’éthique quelque chose qui n’a rien à voir avec notre réalité présente, notre situation du moment, ou encore d’en faire quelque chose de subjectif.
Finalement, le principal problème de la philosophie non-chrétienne du au péché est la croyance en l’autonomie. Tout comme Adam et Eve ont voulu devenir autonomes en désobéissant à Dieu et en brisant l’Alliance établie entre eux, les philosophes non-chrétiens, en recherchant l’autonomie de la raison, s’élèvent en rébellion contre Dieu. A l’inverse des chrétiens qui cherchent à glorifier Dieu en toute chose, eux veulent s’auto-glorifier de leur raison autonome. Et la Bible n’a qu’un mot pour décrire cela : l’idolâtrie. De plus, le péché laisse comme un voile sur cette fameuse raison qui fait que finalement, tout système philosophique rejetant Dieu devient systématiquement à un moment donné contradictoire et faux à cause de ce mouvement de balancier entre rationalisme et irrationalisme au sein de ce même système.
Et comme nous l’avons relevé, le péché qui empêche ces penseurs de voir cette réalité trinitaire les conduit indubitablement à une vue réductionniste du monde et à un relativisme moral, limitant par conséquent leur connaissance. A cause du péché, aucune philosophie qui n’intégrerait pas une vision biblique du monde ne peut donner de réponses satisfaisantes à toutes les questions que l’humanité se pose. Même si elle peut parfois donner quelques éléments de vérité, notre condition de pécheur ne nous permet pas de pouvoir nous placer au centre de l’univers. Les philosophes-non chrétiens devraient plutôt reconnaître la grâce que Dieu leur fait de pouvoir raisonner et connaître quelque chose au lieu de se glorifier de leur ignorance pécheresse.
Nous voyons donc à quel point il est important pour les chrétiens de se pencher sur ces questions pour pouvoir apporter des réponses à ces philosophes qui n’ont pas besoin de plus de connaissance, mais qui ont besoin de comprendre l’Evangile. Qui n’ont pas besoin de répondre à toutes les questions, mais qui ont besoin de répondre à la seule qui compte vraiment : veux-tu être sauvé ?
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