Vers une théologie biblique du droit d’auteur

Dans l’article précédent, nous avons présenté une courte histoire philosophique du concept de droit d’auteur. L’heure est venue pour nous de proposer une véritable théologie biblique de la paternité intellectuelle.

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Il me semble que si nous voulons ré-évaluer la pratique du droit d’auteur, il est crucial de revisiter la notion de « propriété intellectuelle » et d’y substituer celle de « paternité intellectuelle ». Dans les paragraphes suivants, je propose de nous concentrer sur la notion de propriété en y apportant un éclairage théologique.

Il sera question de « propriété » au sens général, car il y a bien différents types de propriété. Je peux posséder un lot de terre, un livre, une voiture, des parts dans une compagnie. Les droits et devoirs associés ne sont pas strictement identiques. À partir de ce bref survol de la notion de propriété, nous verrons dans un autre article les implications pour la question qui nous occupe (le droit d’auteur).

 

 

La notion de propriété

Bien sûr, si nous cherchons une « théologie biblique » de la propriété personnelle dans la Bible, nous ferons face à un certain problème. L’Ecriture n’est pas premièrement concernée par le sujet et donc ne fait pas d’exposition systématique de ce thème. Malgré tout, nous pouvons discerner plusieurs points importants.

Comme la plupart des théologiens qui approchent le sujet, notons que toute théologie de la propriété commence avec l’acte créateur. Dieu crée la terre et tout ce qu’elle contient (Gn 1, Ps 24.1) et lui seul possède donc le droit d’user de toute la création. La propriété de la création n’appartient, en fin de compte, qu’à lui seul. Cela signifie que lorsque nous disons que quelque chose nous appartient, nous ne pouvons le faire que parce cela appartient à Dieu premièrement. Nous ne possédons les choses que par dérivation[1]. La source de tout bien matériel est Dieu lui-même.

Ceci dit, parce que nous sommes des créatures faites à l’image de Dieu, nous sommes aussi créés pour posséder. La question est de savoir de quelle manière. Mais le fait que l’être humain, de par sa nature, chercher à posséder quelque chose est évident : nous avons tous des désirs, nous voulons tous quelque chose – pour le meilleur et pour le pire. Bien sûr nous pourrions considérer cela comme un simple effet de la chute, mais ce serait une erreur.

Que nous soyons enclins à « posséder » est aussi un reflet de notre création à l’image de Dieu. En fait, l’être humain a besoin de quelque chose qui soit propre à remplir sa vocation de gardien du jardin de Dieu. Il a besoin de quelque chose pouvant lui permettre de se prémunir de la faim et de l’itinérance. Il a besoin de quelque chose qu’il appelle son propre afin qu’il puisse vraiment donner en retour à Dieu et à son prochain. Pour le conserver, l’améliorer, l’augmenter, produire, le produire avec elle, et de servir avec elle, ce sont les choses que l’homme a besoin pour la propriété[2].

Si nous voyons les choses ainsi, la possession devient quelque chose de positif au service de nos voisins.

Calvin, pour sa part, acceptait comme évident que « la propriété individuelle » était le fruit de la providence divine et nécessaire à l’ordre public. La propriété était quelque chose de naturel et d’évident, mais son bon usage, lui, n’était ni l’un ni l’autre. Il est très difficile de s’appuyer sur Calvin, ou sur n’importe quel autre Réformateur, pour développer une théologie du droit d’auteur. Ni Calvin, ni Luther, n’ont beaucoup écrit sur les questions d’économie. Une chose cependant apparaît avec force : aucun n’avait une bonne opinion de l’individualisme naissant. Malgré cela, Calvin n’avait aucun problème avec la propriété personnelle ou la possession de biens, tant que ces derniers ne conduisaient pas au luxe, ou à l’oubli de la charité – d’où l’importance pour Calvin du diaconat. La possession de biens, si elle n’est pas interdite, est aussi source potentielle de problèmes matériels et spirituels.

 

Protéger les biens personnels serait donc légitime, mais cette affirmation ne suffit pas. La question suivante est tout aussi important et doit être posée : « Quel est le fondement moral de cette propriété personnelle ? » C’est seulement en apportant une réponse à cette question que nous pourrons donner quelques pistes de réflexion concernant le « droit d’auteur ».

 

 

Le fondement moral de la propriété

Une fois encore le fondement biblique de la propriété est la parole du Ps 24.1 : « C’est au Seigneur qu’appartient la terre, avec tout ce qui s’y trouve, le monde avec tous ceux qui l’habitent », une parole forte rappelée dans le livre de Job (41.11) ou Ésaïe (Es. 66.1-2).

Non seulement la propriété ultime de toute chose est celle de Dieu, mais il fera en sorte que l’être humain se le rappelle :

Et tu te dirais : “C’est par ma force et la vigueur de ma main que j’ai acquis toutes ces richesses !” Tu te souviendras du Seigneur, ton Dieu, car c’est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses, afin d’établir son alliance, celle qu’il a jurée à tes pères – voilà pourquoi il en est ainsi en ce jour.
(Deut. 8:17-18)

Tout ce que l’être humain fait, tout ce qu’il possède, et la manière dont il en dispose, tout cela est à la discrétion du Dieu créateur. Ceci nous conduit à conclure que notre propriété devrait être vue comme étant des biens mis à disposition par Dieu et dont nous sommes les gérants. Tout cela paraît a priori bien simple.

Tout ces éléments militent pour une théologie du contentement. Cela nous demande aussi d’entretenir une relation quelque peu détachée avec ce que nous « possédons ».

 

Un autre point qui éclaire le fondement moral du droit à la propriété est le 8e commandement, « tu ne voleras pas ». Et là bien sûr les deux questions n’en font qu’une. Pour savoir dont je prive mon voisin, il faut que je sache ce qu’il possède – ou peut posséder. À la première lecture, cette parole ne semble qu’avoir une portée négative. Il s’agit de ne pas empiéter sur la propriété des autres. Ce serait oublier que le Décalogue est une exhortation éthique, et pas d’abord une liste d’interdictions. Toute parole du Décalogue est un encouragement à l’amour de Dieu et du prochain :

Donc, je dois voir dans ce commandement ma responsabilité envers la personne de mon voisin. Je dois l’aider à préserver sa propriété parce que sa propriété fait partie de sa personne. Sa propriété lui est nécessaire pour qu’il puisse occuper une place juste et équitable dans la vie avec son voisin. [3]

La propriété n’est donc pas essentiellement un droit personnel. C’est un devoir envers mon prochain. Voir le 8e commandement ainsi revient donc à procéder à un double renversement : nous ne sommes plus centrés sur nous, mais sur notre prochain ; nous ne sommes plus limités par une vision négative de l’éthique chrétienne (« ne pas faire ») mais par une vision positive et active. Une telle vision est souvent concentrée dans le discours des prophètes (Es. 58.6-8) :

Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase, et rompre tout joug ? Ne s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui que tu vois nu, et de ne pas t’esquiver devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière poindrait comme l’aurore, et tu te rétablirais bien vite ; ta justice marcherait devant toi, et la gloire du Seigneur serait ton arrière-garde.

Si dans la Bible il y a bien propriété, si posséder et user de ses biens n’est pas en soi mauvais, la pratique de la compassion et de la justice servent à encadrer la pratique. C’est cela qui doit, en grande partie, guider notre réflexion.

 

 

La propriété, pour le prochain

Si la propriété dans son sens le plus strict et premier est une prérogative divine, alors dans quelle mesure les créatures humaines devraient-elles chercher à imiter et à participer dans cette entreprise divine ? Voilà une question à nous poser alors que nous essayons de voir comment mieux articuler une théologie de la paternité intellectuelle. Il ne s’agit pas ici de donner une réponse complète : nous n’en avons pas le temps.

Comment pouvons-nous être à l’image du Dieu créateur et à qui appartient le monde entier ? La réponse courte est la suivante.

Premier point : le Dieu créateur, bien qu’il possède la création et tout ce qu’elle contient, n’en remet pas moins une partie de sa gestion à ses créatures. Il le fait librement et ne demande qu’une chose : c’est que nous soyons bon gestionnaires de ces biens. Cette gestion se fait notamment en devenant image de Dieu. Dieu possède librement parce qu’il donne librement. Ainsi en va-t-il de notre propre possession. Il ne s’agit pas de savoir quels droits nous avons sur notre propriété mais comment nous en ferons librement usage, non pour notre bien, mais pour celui des autres. Nous « possédons » par analogie et seulement parce que Dieu est la source de toute possession.

Deuxième point : le libre don signifie aussi un abandon du contrôle sur notre propriété. Dieu, en nous faisant gestionnaire de son bien, nous en confie en grande partie le contrôle – bien que des comptes seront certainement à rendre ! Certains utilisent leur don de gestion d’une manière non responsable. La conséquence importante est la suivante : si nous confions – contre rémunération ou non – un de nos biens à notre prochain, nous en abandonnons aussi en grande partie le contrôle.

 

Ici, notre théologie de la propriété prend une connotation spirituelle assez claire. Au coeur de notre pratique se trouvera l’humilité et l’abandon, deux dimensions centrale de la vie chrétienne. Ainsi, notre théologie de la paternité intellectuelle devra refléter cela – ce qui pourra créer une relative discontinuité avec la loi actuelle.

Résumons ce que nous venons de voir jusqu’ici. Les droits que nous avons sur notre « propriété » doivent être considérés à la lumière de notre utilisation de ces derniers pour le bénéfice de notre prochain.

 

 

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Notes et références

[1] Paul J. Griffiths, « The Natural Right To Property And The Impossibility of Owning the Intangible: A Tension in Catholic Thought », University of St. Thomas Law Journal, Vol. 10, no. 3, article 2, pp. 590-602, ici p. 592, en ligne, http://ir.stthomas.edu/ustlj/vol10/iss3/2

[2] Lewis Smedes, “Persons and Property,” The Reformed Journal, 2002, p. 29.

[3] Idem.

 

 

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Yannick Imbert est professeur d'apologétique à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence). Il est l'auteur de plusieurs livres dont une introduction à l'apologétique (aux éditions Kerygma/Excelsis). Il blogue sur “De la grâce dans l'encrier”. Yannick anime également le blog d'apologétique culturelle Visio Mundus.