Les livres prophétiques ont-ils pris tardivement une forme écrite ?
Image : Giovanni Battista, Elisée demandant le manteau d’Elie
Dans un précédent article, j’affirmais qu’entre la proclamation d’un oracle prophétique de l’Ancien Testament et sa mise à l’écrit, le contenu était passé par un processus d’adaptation dans lequel les scribes occupaient une place centrale.
Sans revenir sur la question des pratiques scribales, il parait impossible que les « prophètes canoniques » —comprendre par là, les prophètes dont un livre du canon biblique porte le nom— aient proclamé ou composé leurs oracles sous la forme qui nous est parvenue. La prose élevée de certaines sections, quand il ne s’agit pas de poésie, témoigne plutôt d’un travail littéraire approfondi de transformation et d’adaptation des sources orales.
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Pour autant, il est peu probable que les oracles aient longuement circulé sous forme orale avant d’être mis par écrit. Le consensus académique actuel va plutôt dans le sens d’une rédaction très rapide des paroles des prophètes, comme Blenkinsopp le résume ici :
« Il est raisonnable de penser, en fait cela est même attesté explicitement (Jer 36.1-4 ; 45.1 ; Es 8.16), que des collections de citations prophétiques étaient réalisées durant la vie du prophète ou rapidement après sa mort. Lorsque l’existence des prophètes était portée à l’attention des autorités religieuses et civiles, de telles citations devaient circuler plus largement.
Amaziah, le prêtre actif à Bethel, était capable de citer un oracle d’Amos—apparement non-accompli—comme un argument pour l’extrader (Am 7.10-11). À son procès pour sédition en 609 av. J.C, Jérémie fut sauvé de la mort lorsque quelqu’un cita un oracle de Michée proclamé près d’un siècle plus tôt (Jer 26.17-19 ; Mic 3.12). Un scribe rédigea les citations de Jérémie a milieu de sa carrière prophétique, puis il les lut en en public et il les écrivit à nouveau sous la dictée du prophète quand la première copie fut détruite (cf. Jer. 36).
Dans d’autre cas, il semble que les citations aient circulé oralement au sein du premier cercle du prophète. D’autres ont peut être été préservées dans les archives du Temple, comme c’était le cas dans d’autres cultures du Proche Orient ancien. Dans tous les cas, il est hautement improbable que les paroles prophétiques aient été transmises sur une longue période de temps sans qu’à un moment donné elles fussent couchées à l’écrit.«
(Joseph Blenkinsopp, A History of Prophecy in Israel, Philadelphia : The Westminster Press, 1983, p.23)
Pourquoi une telle accommodation écrite des oracles prophétiques ? Et pourquoi chercher à les agencer de manière poétique ? L’explication se trouve sans doute dans le contexte littéraire des premiers destinataires de ces oracles : la majeure partie d’entre eux n’était pas alphabétisée ; ils mémorisaient donc des sections entières d’énoncé prophétiques et de textes historiques ou légaux. L’arrangement poétique de traditions orales, bien attesté dans la littérature antique, favorisait sans nul doute une mémorisation et une transmission optimales.
L’évaluation de cette culture littéraire orale-écrite contribue largement à la recherche sur l’origine, la rédaction, et la transmission des textes de l’Ancien Testament (voir les travaux de spécialistes comme David M. Carr, Susan Nidditch, ou Raymond Person). Certaines variantes textuelles difficiles, notamment les variantes mnésiques dont je parlais dans l’article cité plus haut, s’expliquent directement par un tel contexte de rédaction.
Du point de vue inerrantiste, certaines questions demeurent. Par exemple, que penser de l’inspiration du scribe adaptant ainsi l’oracle prophétique ? À quel degré de modification/accommodation faut-il s’attendre ? Est-il possible d’isoler les paroles originales du prophète de ses expansions scribales immédiates, comme de nombreux spécialistes critiques cherchent à le faire ? Dans la même veine, pouvons-nous espérer « reconstruire » la tradition orale à la source de chaque oracle prophétique ?
Ces questions ne se limitent pas à l’Ancien Testament (cf. les débats autour du degré de liberté littéraire des amanuensis [secrétaires] pauliniens), et elles ne devraient pas décourager le lecteur évangélique. À mon sens, il est tout à fait possible d’articuler une théologie de l’inspiration robuste et conservatrice avec les quelques observations faites ci-dessus.
On en reparle bientôt 😉