Histoire philosophique du droit d’auteur
Dans le premier article de la série, nous exposions la nécessité d’une réflexion chrétienne de fond sur la paternité intellectuelle. Dans le présent billet, nous proposons un survol historique des pensées philosophiques présidant à la notion de « droit d’auteur ».
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Le siècle des lumières
En France, la propriété intellectuelle était rattachée à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, notamment dans ses articles 2 et 17 :
Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.
Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.
Visible dans ces quelques lignes est l’anthropologie des Lumières fondée sur un droit sacré attaché à l’être humain soutenu par un fort individualisme. Ainsi, « l’ingéniosité créatrice des Lumières avait permis, de Diderot à Voltaire, de Kant à Fichte, de poser les fondements de l’individualisme juridique en matière de diffusion des idées. »[1] Cependant, un autre pilier de la philosophie des Lumières a été laissé en grande partie ignoré. Les sociétés des Lumières ont donné une place importante à la connaissance et à l’apprentissage – tous deux nécessaires pour le bénéfice individuel ainsi que pour le développement socio-économique et culturel[2]. Ces sociétés étaient particulièrement conscientes que pour arriver à leur but, il fallait favoriser la création et la diffusion des « connaissances utiles ». On croyait que plus la population serait instruite, plus la société serait avancée économiquement, et plus sa civilisation pourrait progresser.
Il était cependant important que la technologie d’impression, qui a fourni le véhicule le plus important pour la diffusion de masse de connaissances, s’améliore. Roy Porter a d’ailleurs suggéré que, « au cœur de la modernisation des Lumières se trouvait de brillantes perspectives concernant les progrès des moyens d’impression. »[3] Le livre imprimé, une référence en matière de connaissance, était le moyen idéal pour la diffusion des idées. La loi sur le droit d’auteur doit donc être comprise, entre les 18e et 20e siècles, comme une « loi sur le livre. » Son accent a été l’encouragement de la production de livres et leur distribution.
Lorsque nous en venons explicitement à la question du droit d’auteur, la formulation générale de la législation tentait d’assurer que les utilisateurs puissent accéder aux dernières connaissances et aux meilleures idées. La plupart des premières lois sur la propriété intellectuelle et le droit d’auteurs accomplirent partiellement cet objectif en protégeant les intérêts des auteurs et des éditeurs. Mais cette même législation essaya aussi d’imposer des limites à tout potentiel monopole. Ainsi, « en France également, même si on s’est longtemps focalisé sur la défense des droits d’auteur, la propriété publique est la règle, dans l’esprit des législateurs révolutionnaires, et le droit d’auteur est l’exception. »[4] La loi était donc anti-monopolistique par nature. Son objectif était de permettre, favoriser et promouvoir l’accès à l’éducation et à l’apprentissage.
La « valeur-travail » de John Locke
L’un des apports les plus importants dans le développement du droit d’auteur est celui de John Locke (1632 – 1704). Le philosophe anglais commence sa discussion en décrivant l’état de nature dans lequel les biens sont possédés « en commun » grâce à la bonté de Dieu. Locke propose que, dans cet état primitif il y a suffisamment de biens (ce que nous appellerions les « matières premières ») pour que chacun puisse approprier les objets de son travail sans compromettre les biens possédés par quelqu’un d’autre. Mais de toute évidence, les sociétés humaines n’en sont pas restées à cet état primitif mais ont graduellement évolué vers des société d’économie, de vente et d’échange.
Pour Locke, la propriété est le fondement d’une vision complète de la vie humaine. Cependant, tous les produits, même ceux qui sont trouvés dans leur état naturel, ne peuvent pas être consommés tels quels. Pour ce faire, l’individu doit convertir ces biens en propriété privée en exerçant un travail ou un effort sur eux. C’est ce qui sera plus tard appelée la « valeur travail ». Le travail ajoute de la valeur aux produits bruts – même si ce n’est que par le fait d’être appréciés par un être humain. Cet effort mérite aussi d’être reconnu et protégé afin que l’auteur du travail en question bénéficie de son apport.
Cette perspective sur le droit intellectuel a un attrait et une simplicité très intuitifs. Il semble évident que les gens travaillent à produire des idées, à produire ces idées, et que la valeur de cette production soit reportée dans sa dimension économique. En d’autres termes, le prix de vente d’un objet inclus tout l’effort nécessaire pour sa production. Le point pivot de la théorie de Locke est que le fondement de la propriété est dans le travail : « De ce fait, l’homme crée par son travail, une propriété de valeur et lui seul a un droit sur elle. »[5] Ajoutons enfin ici que la mesure de la valeur du travail ne peut en fin de compte qu’être déterminée par le prix de marché. En effet, la quantité de travail nécessaire à la fabrication d’un produit est considéré comme impossible à déterminer. D’autant plus que cela demanderait aussi de pouvoir évaluer l’« effort » mis en œuvre dans l’idée elle-même.
C’est l’un des problèmes de la théorie de Locke : l’impossibilité de vraiment distinguer entre une idée et son exécution (ou sa production). Cette apparente incapacité est renforcée par des occasions dans lesquelles l’« exécution » précède l’idée. Dans de nombreux domaines, des recherches approfondies sont nécessaires avant qu’une idée originale n’émerge. Par exemple mes étudiants doivent parfois lire plusieurs ouvrages sur tel ou tel sujet avant d’avoir une idée de dissertation. Ainsi, la philosophie de Locke ancre fermement dans la pratique l’unité entre idée et exécution de l’idée, Voire même l’identité entre « avoir une idée » et « posséder le résultat de l’idée ». Ici, avoir l’idée d’un livre sur la théologie de John Piper, et posséder ce livre sur la théologie de John Piper sont quasi identiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles le droit d’auteur actuel protège les idées aussi bien que les choses produites.
Bien sûr, la théorie brièvement évoquée ici ne dit à première lecture pas grand-chose au sujet du droit d’auteur. Et cependant elle a des implications importantes. En effet, s’il est impossible de distinguer l’idée de sa production, alors la propriété intellectuelle se doit de protéger les deux, sans les distinguer. L’idée possède de fait elle aussi une valeur marchande, peut être « possédée » et protégée. Un auteur possède tout aussi bien la production d’une idée que l’idée elle-même. Nous pourrions bien sûr demander pourquoi certaines idées sont « couvertes » par le droit d’auteur et d’autres non. La réponse la plus simple est la suivante : ce qui sépare un idée ordinaire d’une idée qui mérite d’être protégée est la relative insignifiance de la première et le caractère unique de la seconde.
Le livre de Kant
Si Kant n’invente pas la notion d’auteur, il la modernise en accentuant sa dépendance par rapport à l’oeuvre en question. Selon Kant, un livre existe de deux manières. D’un côté, un livre a un « corps » physique. Le livre est matériel et dans ce sens, celui qui possède ce livre peut en faire ce qu’il veut – ou devrait pouvoir le faire. D’un autre côté, Kant soutient que le livre a aussi un aspect qu’il qualifie de « spirituel ». Cet autre aspect du livre est résumé par cette phrase de Kant : « La propriété qu’un auteur a sur ses pensées […] il la conserve nonobstant la reproduction ».[6] Ainsi, conclut-il, « l’auteur et le propriétaire de l’exemplaire peuvent dire chacun avec le même droit du même livre : c’est mon livre ! mais en des sens différents. Le premier prend le livre en tant qu’écrit ou discours ; le second simplement en tant qu’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’à lui. »[7]
Ainsi pour Kant, c’est l’auteur qui fait un livre et la valeur et l’utilisation du livre demeure avec son auteur. Le livre, dans ce deuxième sens, est un discours qui appartient de manière unique à son auteur. En tant que discours, un livre est donc un ensemble d’idées, et celles-ci appartiennent à l’auteur.
Le soucis de Kant était de militer pour une rémunération égale des auteurs par leurs éditeurs. Cette volonté de Kant distinguait de ce que certains considéraient comme la main-mise des princes sur le processus d’édition. Pour Kant, il s’agissait donc de faire reconnaitre la rémunération des auteurs par leurs éditeurs, non pas comme une faveur (des princes), mais comme une juste rétribution de leur travail d’écriture. C’est ce dernier, lui seul, qui fonde la propriété intellectuelle. Mais, encore et toujours, puisque le livre est avant tout un discours qui exprime les idées d’un auteur, ces idées (et donc le livre) ne peuvent pas être reproduites sans consentement explicite de l’auteur. Ici il faut souligner qu’il est question du consentement de l’auteur et non de celui de l’éditeur. C’est aussi à partir de ce point que nous pouvons identifier ce qu’est un plagiat. C’est consciemment s’approprier une idée qui n’est pas sienne.
Pour avancer
Locke et Kant sont deux penseurs qui ont largement influencé la manière dont nous pensons la « propriété intellectuelle ». De leurs réflexions, la loi a choisit de mettre en avant la propriété des idées et leur manifestation concrète (livre, album, technologie brevetée, etc.). Ceci souligne que la notion de propriété est au coeur de nos lois. Pour avancer dans notre réflexion nous nous pencherons la prochaine fois sur quelque principes bibliques importants concernant ce sujet.
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Notes et références
[1] Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault », dans L’Homme et la société, no. 130, 1998, pp. 39-50, ici p. 39.
[2] Voir M. Rose « Nine-Tenths of the Law: he English Copyright Debates and the Rhetoric of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, no. 36, 2003, p. 76.
[3] Roy Porter, Enlightenment, Londres, Penguin Books, 2000, pp. 13–14.
[4] Anne Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public: une approche historique » L’Economie Politique, no. 22, 2004, pp. 21–33, here p. 22.
[5] Arnaud Diemer et Hervé Guillemin, « La place du travail dans la pensée lockienne », « Regards croisés sur le travail : histoires et théories », colloque ACGPE, Orléans, 22-24 mai 2008, en ligne, http://www.oeconomia.net, consulté le 4 novembre 2015, p. 9.
[6] Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 119.
[7] Ibid., p. 131.