Réflexions sur la paternité intellectuelle – Introduction

Durant les prochaines semaines, vous retrouverez sur Le Bon Combat une série de six articles de fond portant sur la notion de paternité intellectuelle. Quel point de vue les chrétiens devraient-ils adopter à ce sujet ? Entamons ensemble cette réflexion avec Yannick Imbert comme guide.

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Introduction

Il y a plusieurs mois, j’ai eu l’occasion d’écrire deux très cours articles sur le droit d’auteur en réponse à un autre article publié auparavant. Cette interaction avait malheureusement une portée très limitée.

Tout d’abord, on ne dit pas en 1 000 mots ce qu’on dit en 8 000 mots, ou dans une série de six posts ! Ensuite, l’article originel portait sur le téléchargement illégal, et non à strictement parler sur le droit d’auteur, ou plus largement la « propriété intellectuelle ». Avec le recul je me demande même si mon premier article de réponse était bien indiqué.

Mais la leçon de cette première interaction a été de mettre en évidence la nécessité d’étudier plus attentivement la question de la « propriété intellectuelle ». En effet les réactions diverses à la réponse ont montré que les opinions étaient focalisées sur la copie illégale. À la suite de cela, les responsables du Bon Combat m’ont encouragé à écrire un article plus approfondi sur le sujet, et je remercie particulièrement Guillaume Bourin de m’y avoir poussé.

Cette mise en contexte était nécessaire, justement parce que tout avis est une mise en contexte. Non pas que tout est relatif, mais que tout provient en partie d’un contexte précis dans lequel nous vivons. Des conditions sociales, économiques, politiques et technologiques nous conduisent à écrire, à établir des lois, à faire des choix.

Il en va de même pour le droit d’auteur, ce fameux « copyright » dont il est beaucoup question depuis plusieurs décennies. Comme le dit Gilbert Larochelle, professeur à l’Université du Québec, « La multiplication phénoménale des nouvelles technologies de l’information et de la communication emporte aujourd’hui la nécessité de revoir en profondeur les règles qui doivent prévaloir dans la production et dans la transmission des savoirs. »[1]

 

 

Finnian, Columba, et le débat en cours

Il serait naturel de faire remonter les origines du débat actuel aux 18e et 19e siècles. Cependant, un épisode étrangement similaire se déroule au 6e siècle. Tout commence avec l’arrivée en Irlande d’une copie de la Vulgate, la Bible en latin que nous devons à Jérôme. Son possesseur, le moine Finnian en était très jaloux et n’en réservait l’accès qu’à quelques privilégiés. Parmi ceux-ci, Columba l’un des plus célèbres moines d’Irlande. Ce dernier décida de rendre visite à son ancien maître au milieu de la décennie 550 pour voir le fameux manuscrit.

Il est rapidement devenu assez clair que Columba avait décidé de faire, de nuit, une copie de la Vulgate. Un jour, il se fit surprendre par un jeune novice qui rapporta à Finnian ce qu’il avait vu. Ce dernier ne le prit pas très bien. Les deux moines ne trouvant pas de terrain d’entente, leur différent fut porté devant la cour royale. Tous deux avaient un souci légitime.

Finnian était soucieux de préserver l’intégrité du manuscrit et voulait s’assurer qu’il n’y avait pas d’erreurs introduites par un processus plus ou moins hâtif de copie. Il savait aussi que Columba s’était engagé dans un projet de copie « à la chaîne » de manuscrits afin de les propager largement. Columba, de son côté, était furieux que le vieux moine puisse cacher un manuscrit crucial pour l’avenir de l’Eglise en Irlande. Après un long processus, le roi rendit son jugement, s’adressant à Columba :

 Je ne sais pas d’où vous tenez vos nouvelles idées fantaisistes à propos de la propriété d’autrui. Les sages ont toujours décrit la copie d’un livre comme un livre-enfant. Cela implique que quelqu’un qui possède le livre-parent possède aussi le livre-enfant. Comme chaque vache à son veau, chaque livre à son livre-enfant. Le livre-enfant appartient à Finnian. [2]

Avant ce jugement plutôt sommaire qui rappelle vaguement les arguments contre la liberté de copie, chacun des moines avança ses arguments. Retenons-en deux majeurs.

L’argument de Finian est somme toute assez simple : « C’est mon livre. Tu n’as pas le droit de le copier. » Il estimait que si quelqu’un pouvait copier son livre, cela devait être fait par le biais de certaines procédures, de certaines lois, et certainement pas chacun dans son coin. En cela, Finian est le père de tous les défenseurs du copyright.

La réponse de Columba, quant à elle, n’est pas très différente de celle que font la plupart des défenseurs de ce que j’appelle « la liberté de diffusion ». L’argument est là aussi a priori assez simple : le livre n’a pas souffert de préjudice parce qu’il a été copié. « Il ne convient pas, » argumentait Columba auprès de la Cour, « que les paroles divines de ce livre doivent périr, ou que moi, ou toute autre personne, devrait être empêché de les écrire,de les lire, ou de les répandre parmi les tribus. » Et par la suite, dans son argument final, il soulignait avec force que ceux qui possédaient des connaissances avaient une obligation (morale et spirituelle) de les répandre en reproduisant et les partageant cette connaissance.

De toute évidence, Columba estimait que ne pas partager ces connaissances était une erreur beaucoup plus grande que de copier un livre qui n’avait rien perdu de sa valeur en étant copié.

Bien sûr, cet exemple historique ne suffit pas pour entamer une réflexion sur le droit d’auteur. Tout d’abord, il est question de la propagation de la Bible, un phénomène assez unique. Ensuite, Finnian n’était pas l’auteur du livre, et d’après ce que nous savons, ce n’est pas lui qui l’avait recopié. Il en était seulement le possesseur. Cet épisode souligne cependant que le débat n’est pas nouveau et qu’il met en jeu des questions éthiques et légales qui font débat depuis presque quinze siècles !

Penser arriver à une résolution facile serait donc une erreur tragique. Il serait aussi erroné de penser que, quelque soit sa propre position, les « autres » n’ont pas une position chrétienne acceptable.

 

Expressions utiles

Liberté et gratuité

Il faut tout d’abord ne pas confondre liberté et gratuité. Il n’est pas question dans la suite de mes articles de parler ou de défendre une nécessaire gratuité comme si toute forme de commerce était de fait interdite. Ce serait je le crois un non-sens. Ma remise en question de la loi actuelle concernant le « droit d’auteur », ou plutôt de la « propriété intellectuelle », n’exige pas la gratuité.

Il s’agit cependant d’affirmer la libre diffusion des biens. Par libre, je veut dire une distribution et diffusion sans barrière. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cette dernière expression signifie que la transmission et diffusion des biens (y compris intellectuels) ne doit pas être empêchée ou limitée de manière forcée par des notions (ou lois) non nécessaires. Nous y reviendrons plus tard.

 

Propriété et paternité

Dans le discours populaire, le but de la propriété intellectuelle est de promouvoir la créativité et le progrès des artistes et de la société elle-même. Les brevets sont censés permettent aux inventeurs, créateurs, artistes, de faire des profits tout en permettant un réinvestissement d’une partie de ces derniers.

Ainsi, à leur tour, ces artistes sont susceptibles d’investir leur temps, argent, et créativité pour le plus grand bénéfice de la société. Cependant, ce résumé met aussi en lumière une distinction importante entre paternité et propriété. Ou, en d’autres termes, il faut souligner la différence entre origine (être le « père », l’origine, d’une idée ou d’une œuvre) et propriétaire (qui suppose donc une notion de possession).

Notez que la notion de « paternité » ne nécessite pas celle de « possession ».

 

Légal et moral

Ensuite, il nous faut distinguer entre ce qui est « légal » et ce qui est « moral ». La question de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur est complexe. Mais au-delà de toute cette complexité, nous devons nous rappeler deux choses. Premièrement, il y a actuellement une loi en vigueur concernant la propriété intellectuelle et, si nous pouvons demander sa modification, nous devons cependant la respecter.

Deuxièmement, une loi n’est pas nécessairement la meilleure, et donc pas nécessairement la plus éthique ou morale. Bien sûr, cela ne signifie pas que la loi actuelle n’est pas morale. Mais cela signifie par contre qu’une meilleure loi peut être formulée et appliquée. Le légal et le moral ne sont pas identiques.

 

Éthique chrétienne et non chrétienne

Enfin, cela signifie aussi qu’il faudra vraisemblablement faire une distinction entre notre attitude chrétienne et celle de notre société. Faire ainsi a une implication importante. Quelle que soit notre position sur la question du droit d’auteur, nous ne pouvons pas attendre que nos contemporains puissent vivre une éthique chrétienne.

Ainsi, toute proposition faite pour modifier la loi actuelle doit prendre en compte le fait que cette loi doive pouvoir s’appliquer à tous. Une proposition qui supposerait une pratique chrétienne ne pourrait pas être une proposition réaliste. En conséquence, même ceux qui souhaitent proposer une pratique plus en accord avec leur foi doive prendre en compte la spécificité de l’éthique chrétienne.

Cela signifie aussi, et peut-être de manière plus importante, que notre attitude concernant la « propriété intellectuelle » est aussi une démonstration de notre foi et peut être qualifiée de spécifiquement chrétienne.

 

 

 

RENDEZ-VOUS ICI POUR LE DEUXIÈME ARTICLE DE LA SÉRIE

 

 

 

Notes et références

[1]    Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault : que reste-t-il du droit d’auteur ? », dans L’homme et la société, no. 130, 1998, pp. 39-50, p. 39.

[2]    Cité dans Ray Corrigan, « Colmcille [Columba] and the Battle of the Book: Technology, Law and Access to Knowledge in 6th Century Ireland », dans GikII 2 Workshop on the intersections between law, technology and popular culture at University College London, September 19th, 2007, London, 2007, p. 6.

 

 

 

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Yannick Imbert est professeur d'apologétique à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence). Il est l'auteur de plusieurs livres dont une introduction à l'apologétique (aux éditions Kerygma/Excelsis). Il blogue sur “De la grâce dans l'encrier”. Yannick anime également le blog d'apologétique culturelle Visio Mundus.