Avons-nous raison de faire une distinction entre Église visible et invisible ?

Si nous sommes chrétiens, nous savons et nous sommes convaincus que nous faisons tous partis d’un même corps qu’est l’Eglise du Christ. C’est même d’ailleurs collectivement pour cette Eglise que Christ est venu sur terre en tant qu’homme lorsqu’il s’est incarné, afin de la racheter de ses péchés. Nous pouvons donc voir toute l’importance que l’Eglise a pour le Christ, et par conséquent toute l’importance que l’ecclésiologie, c’est-à-dire l’étude systématique de la doctrine de l’Eglise, devrait avoir pour le chrétien personnellement.

Dans notre monde actuel très tourné vers la réussite individuelle, nous avons parfois tendance à étudier premièrement quelles sont les missions et les rôles qui ont été confiées à l’Eglise, quels sont les moyens qu’elle a à sa disposition pour les accomplir. Autrement dit, nous commençons souvent notre ecclésiologie par son caractère économique. Mais ne serait-il pas plus logique de commencer d’abord en étudiant sa dimension ontologique ? Quelle est la véritable nature de l’Eglise ? De là, nous pourrons en déduire des implications pratiques.

Quand nous commençons à nous tourner vers la nature de l’Eglise, nous arrivons très vite dans notre étude à la question de ce qui a communément été appelé en théologie la doctrine de l’église visible et de l’Eglise invisible. Nous verrons que très tôt dans l’histoire de l’Eglise ancienne, cette distinction avait déjà commencée à se faire dans la pensée des Pères de l’Eglise. Mais cette distinction, devenue maintenant traditionnelle, trouve-t-elle une véritable légitimité ?

Nous commencerons donc dans un premier temps par définir chacun de ces termes avant de les mettre en rapports avec d’autres termes qui sont utilisés pour qualifier l’Eglise. Puis nous verrons dans un second temps quels en sont les fondements théologiques au travers du développement historique de cette doctrine, avant de voir, dans un troisième temps, si la Bible elle-même (source d’autorité pour tout vrai chrétien évangélique) valide cette distinction. Nous terminerons avec un quatrième point qui abordera les aspects critiques et actuels de cette question avant de conclure.

 

1- Définitions

Pour le grand réformateur du XVIèmesiècle Jean Calvin, la Bible parle de l’Eglise de deux manières :

  • Telle qu’elle est en vérité.
  • La multitude des personnes partout dans le monde qui professe sa foi dans le Christ et la démontre par le baptême et une unité dans l’amour.[1]

La première représente donc ce que nous appelons l’Eglise invisible. C’est en réalité l’Eglise qui comprend tous les croyants de tous les temps, à travers tous les âges, toutes les dénominations, toutes les régions du monde. L’Eglise dans sa plénitude, composée des véritables croyants, depuis Adam jusqu’au Retour du Christ, en passant par aujourd’hui. Cette Eglise est invisible parce qu’elle est transcendante. Seuls ceux qui sont élus, ceux qui sont prédestinés au Salut en font partis. Dieu l’a décrétée de toute éternité, et une fois entré, plus personne ne peut en sortir car plus personne ne veut en sortir. L’Eglise invisible est l’Eglise parfaite, l’épouse pure que le Christ a choisie (Ep 5.25-27). Elle est encore selon Calvin, qui suit ici l’idée de Martin Luther, le corps mystique du Christ, un objet de foi. L’essence de l’Eglise invisible se situe donc dans sa transcendance.

De plus, elle est une et indivisible, car le seul Christ qui est la tête de son Eglise n’a qu’un seul corps. Cela implique également que c’est Christ qui est le chef de son Eglise, c’est lui qui en est le médiateur, car bien que la tête soit unie au corps, elle en est en même temps distincte.

Il y a également un fort accent eschatologique contenu dans cette notion d’Eglise invisible. En effet, elle est composée du peuple spirituel de Dieu, celui qui a été racheté pour former une nation sainte de rois et de prêtres, ce que nous appelons le sacerdoce universel (1P 2.5). Un peuple uni par le même Saint-Esprit, et qui est à son tour uni au Christ (Ep 4.4), faisant de chaque croyant individuellement un membre dans la collectivité du corps [2]. Elle est l’assemblée des premiers-nés inscrits dans le ciel (He 12.3).

L’Eglise invisible est donc l’Eglise selon que Dieu la voit [3]. Mais à la suite de Jean Calvin, nous pourrions également dire qu’elle est également l’Eglise selon que le véritable croyant la voie, non par la vue, mais par la foi. En effet, pour ce dernier, l’Eglise ne peut être perçue que pour ce qu’elle est uniquement dans la foi. C’est ce qu’il retirait de son étude du Symbole des Apôtres. Calvin disait donc : « Je croisl’Eglise », et non pas « Je crois enl’Eglise ». Credere ecclesiam, et non credere inecclesiam. Etant une réalité spirituelle et transcendante, l’Eglise invisible ne peut être appréhendée par les sens ou par des données scientifiques et empiriques. Il ajoutait donc : « L’Eglise est objet de notre foi, et non sujet en qui ou par qui nous croyons ». L’Eglise invisible est donc une réalité pour le croyant, mais une réalité subjective qui ne s’appréhende que par la fides qua creditur.

Il s’ensuit que l’Eglise invisible ne devient une réalité visible et objective qu’au travers de son incarnation dans l’église visible. Encore une fois, à la suite de Zwingli et de Luther, Calvin va développer cette notion comme découlant de la première [4]. En effet, il était clair pour lui que dans les églises que nous fréquentons il y a aussi bien des personnes régénérées que des personnes qui font profession de foi sans pour autant appartenir réellement au Christ. L’église visible comprend donc aussi bien des croyants que des non-croyants.

Augustin parlait déjà en son temps d’un corpus permixtum, un corps mixte [5]. En ce sens, elle est plus large que l’Eglise invisible, puisque l’église visible contient toute l’Eglise invisible additionnée de non-chrétiens. Et cela est dû au fait que nous vivions encore dans cette tension eschatologique du « déjà » et du « pas encore ». L’épouse du Christ est en effet en cours de sanctification, mais elle ne parviendra à la gloire qu’au moment où elle sera réunie pour l’éternité avec son époux. Le fait qu’il y ait des non-chrétiens dans l’église que nous fréquentons ne devrait donc pas nous étonner. Jésus l’avait déjà annoncé (Mt 7.15-16). Et de même que Paul pouvait affirmer que tout Israël n’était pas Israël (Rm 9.6), si l’Eglise est le véritable Israël élargit de Dieu (Ga 6.16), alors il est clair que toute l’église n’est pas l’Eglise.

L’église visible est donc l’institution religieuse, associative, publique, et sociétale que tout le monde peut voir et fréquenter. Mais comme toute institution gérée par des moyens humains, l’église visible a dû se doter d’un gouvernement et de ministères institués. Elle a dû se construire, s’organiser, se structurer, se discipliner. Elle a dû définir quels étaient les marques qui devaient constituer une véritable église du Christ[6].

Traditionnellement, une droite prédication de la Parole de Dieu et une fidèle administration des deux sacrements que sont le baptême et la sainte cène, ont été les deux marques acceptées pour reconnaître une véritable église, bien que certains comme Bucer aient rajouté l’exercice de la discipline ecclésiastique. Ces deux marques constituent selon Calvin des moyens de grâce et sont des marques objectives beaucoup plus claires que l’expérience de la conversion personnelle ou le baptême du Saint-Esprit qui sont jugés trop subjectifs.

De même, les miracles, les visions, l’ancienneté ou le nombre sont autant de marques d’une fausse que d’une véritable église fidèle au Christ. Mais ces marques ne sont pas à confondre avec les notes de l’Eglise invisible qui sont au nombre de quatre : unité, sainteté, catholicité, et apostolicité. Cependant, la doctrine des marques a également des limites, car qui peut définir ce qu’est une droite prédication ou une fidèle administration ? Les limites sont très vagues suivant les tendances théologiques qui ne font pas de tous des hérétiques. De fait, ces adjectifs ont tendance aujourd’hui à disparaître des textes œcuméniques.

Nous voyons donc la réalité de ces deux églises qui ne sont pas en contradictions, mais qui sont au contraire complémentaires. L’une s’incarnant dans l’autre, et l’autre rendant visible de manière imparfaite ce qui ne peut être perçu aujourd’hui que par les yeux de la foi. L’une étant transcendante, l’autre étant immanente. L’une étant éternelle, l’autre étant temporelle. L’une étant un organisme, l’autre étant une organisation [7]. L’une étant dirigée par le Christ et l’autre par des anciens (néanmoins sous l’autorité du Christ également).

 

Mais il ne faudrait pas confondre ce premier couple qui ne représente pas deux églises, mais deux visions de la même Eglise, avec un autre couple [8]. En effet, nous parlons aussi parfois d’église locale. Cette dernière représente une institution donnée dans un lieu géographique précis. Ces églises représentent une communauté qui se réunit pour rendre un culte à Dieu, que ce soit dans un bâtiment fixe, une maison (Rm 16.5), ou encore une salle louée pour le dimanche matin. Nous pouvons également lire que Paul écrivait à des églises particulières et visibles dans le Nouveau Testament (1Co 1.2 ; 1Th 1.1 ; Phm 1-2). Ces églises pouvaient aussi être plus grosses et être considérées comme des églises régionales, à l’image de celle de Rome ou de Jérusalem.

Mais si nous parlons d’églises locales, nous parlons également d’Eglise Universelle. Cette dernière représente en réalité l’ensemble de toutes les églises locales partout sur la terre à un moment donné. Et cette universalité de l’Eglise se retrouve également dans les Ecritures (Ep 4.11, 5.25)[9].

Quel est donc le lien qui unit ces deux couples qui concernent l’Eglise ? Nous pouvons remarquer que les églises locales sont finalement ce que nous avions précédemment appelé l’église visible. La différence se situe dans le fait qu’église visible désigne toutes les églises locales de tous les temps. La distinction est donc dans le fait que l’église locale désigne une réalité géographique et temporelle, alors qu’église visible représente plutôt un concept théologique qui intègre toutes les églises locales de tous temps. L’Eglise Universelle représentant l’ensemble des églises locales visibles, nous voyons que ces deux conceptions sont également liées.

L’Eglise invisible comprend quant à elle une partie de l’église locale, et étendu à l’échelle du monde, une partie de l’Eglise Universelle. Il semble toutefois que certains utilisent les termes visible/locale et invisible/universelle de manière équivalente, comme le laisse penser Alain Nisus[10].

Ce qui est en tout cas très important de comprendre, c’est que ces différents noms donnés à l’Eglise ne représentent pas deux ou quatre Eglises du Christ, mais représentent diverses perspectives de la même Eglise. C’est l’harmonie et la complémentarité qu’il faut ici chercher, tout comme nous devons le faire au sein de la Trinité. Comme le dit Michel Johner : « Il faut unir sans confondre, et distinguer sans séparer ».

 

 

 

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Notes et références :

[1] JOHNER Michel, Eglise visible et invisible : architecture ecclésiologique de Calvin, Article du n°255, 2010, Tome LXI

[2] ALEXANDER & ROSNER (sous dir), Dictionnaire de théologie biblique, Excelsis, Charols, 2006, p 537-542

[3] GRUDEM Wayne, Théologie systématique, Excelsis, Charols, 2010, p 938-941

[4] NISUS Alain (sou dir), Pour une foi réfléchie, La Maison de la Bible, Romanel-sur-Lausanne, 2011, p 580

[5] SPROUL R.C, What is the church, FL Reformation trust, Orlando, 2013, p 23-30

[6] JOHNER Michel, Ibid.

[7] KELLER Timothy, Une église centrée sur la ville, Excelsis, Charols, 2016, p 525

[8] CALVIN Jean, Institution de la religion chrétienne, Excelsis, Charols, 2009, p 956-957

[9] GRUDEM Wayne, Ibid.

[10] NISUS Alain (sou dir), Ibid.

 

 

 

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Renaud Genevois est pasteur à l’Église Perspectives de Colmar. Avant cela, il a été enseignant dans des écoles chrétiennes durant plusieurs années. Il a étudié à l’Institut Biblique de Genève et à l’Institut Supérieur Protestant à Guebwiller. Il prépare actuellement un master de théologie à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Renaud est allé plusieurs fois en Afrique enseigner dans un institut biblique et former des enseignants chrétiens. Il écrit régulièrement pour le Bon Combat.