Bible et homosexualité: réponse à Pierre Thierry
Dans son article du 19 mai 2015, Pierre Thierry, issu de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, estime que la Bible ne parle pas des couples homosexuels et ne s’oppose pas à la pratique de l’homosexualité.
Son article a suscité un regain d’intérêt sur les réseaux sociaux à la suite de la décision récente de l’Eglise Protestante Unie de France d’ouvrir la bénédiction liturgique aux unions de personnes du même sexe.
Dans le présent article, Jean-René Moret, diplômé quant à lui de la Faculté Jean Calvin, répond aux arguments invoqués par P. Thierry.
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Tout d’abord, précisons que cet article est une réponse. Je n’écris pas sur ce sujet parce que je pense que l’homosexualité est un sujet particulièrement important, parce que j’ai une dent contre les personnes à tendances homosexuelles, ou parce que je pense que le rôle principal de l’église est de statuer sur l’homosexualité.
J’écris parce que P. Thierry a fait des affirmations bibliques et théologiques qu’il a publiées et diffusées, dont il attend donc qu’elles soient prises en compte et évaluées.
Il est juste de reconnaître que le terme d’homosexualité est d’invention récente, de même que le concept de couple homosexuel durable. La Bible parle essentiellement d’actes homosexuels, elle n’envisage pas une catégorie d’homme dont la sexualité s’orienterait naturellement vers les hommes, de même pour les femmes.
Cela pose une question de méthodologie fondamentale : si nous avions des idées qui ne faisaient pas partie du cadre de pensée des auteurs de la Bible, que faudrait-il en faire ? Faudrait-il penser que, puisqu’ils n’y pensaient pas, ils ne pouvaient par conséquent pas être contre ? Ou bien l’inverse : que si une telle approche n’est jamais venu à l’idée des auteurs bibliques, c’est qu’elle doit simplement être impensable ? Peut-on réinscrire ce que les auteurs bibliques ont désapprouvé dans un nouveau cadre qui le légitime ?
Voilà des questions qui méritent réflexion.
En ce qui me concerne, j’en formulerai simplement une : serait-il possible qu’introduire une nouvelle catégorie de pensée, une nouvelle distinction puisse devenir le moyen d’échapper aux conséquences de n’importe quel passage déplaisant de la Bible ? En particulier si cela se fait sans limite ni cadre.
Exemple : “Jésus dit d’aimer nos ennemis, mais il ne pensait pas à des terroristes religieux salafistes endoctrinés puisque cela n’existait pas à son époque, alors on peut les haïr, les gazer et les jeter aux chiens.”
Je ne dis pas que P. Thierry fait cela, mais je soulève la question afin de comprendre ce qui peut éviter à cette démarche de tomber dans l’arbitraire.
Bien sûr, si l’on ne pense pas que la Bible devrait avoir quelque chose à nous dire, cette question est sans importance. Mais si P. Thierry prend la peine d’écrire un article sur le texte Biblique, je présume que ce n’est pas son cas.
Points bibliques
Genèse
Commençons par un point d’accord : effectivement, Genèse 19 n’est pas un bon texte pour situer l’homosexualité.
Le viol en réunion que les habitants de Sodome projetaient avait un caractère homosexuel, mais entre le fait que c’est un viol et tous les autres reproches adressés à Sodome et Gomorrhe, ce texte ne fait pas de l’homosexualité la faute principale de ces villes, ni n’éclaire le statut de l’homosexualité.
Sur Genèse 1.27 et 2.24, il faut ajouter pour être complet Matt. 19.4-5 où Jésus cite ces deux passages ensemble. Genèse 1.27 ne dit effectivement rien sur le mariage, mais indique que la différence de sexe fait partie de l’identité humaine dès l’origine.
Le fait que Jésus rapproche les deux textes donne des raisons de penser que la création des deux sexes distincts est bien à rapprocher du mariage d’après Gn 2.24. De plus, Jésus ne cite de Gn 1.27 que “mâle et femelle il les créa.”
L’accent ne porte pas sur l’origine de l’humanité, mais bien sur la présence des deux sexes. Jésus associe mariage et distinction des sexes ; dira-t-on que c’est parce qu’il n’était pas capable d’imaginer le mariage homosexuel qui figure portant dès l’origine dans les plans de son divin Père ?
Lévitique
Sur les deux textes du Lévitique, P. Thierry propose 2 arguments : la pratique homosexuelle serait interdite à cause de son lien avec les cultes idolâtres, et surtout le Lévitique met en place d’autres interdictions que nous ne respectons absolument pas aujourd’hui.
Sur le premier, il faut déjà souligner qu’il s’appuie uniquement sur des indices indirects, un contexte général ; rien dans la description de l’acte n’indique qu’il aurait un caractère rituel ou religieux.
Certes, ces règles sont énoncées comme impliquant une distinction avec les peuples du lieu. Mais en Lévitique 18 comme en Lévitique 20, la seule mention explicite d’un acte idolâtre est le fait de livrer un enfant à Moloch, et on est en droit de se demander si c’est l’idolâtrie ou le sacrifice humain qui est le cœur du problème (de la même manière qu’il est abusif de voir l’homosexualité comme le cœur du problème de Sodome, comme déjà dit).
Sur le deuxième point, il est exact que les chrétiens ne suivent pas tout ce qui est indiqué dans le Lévitique.
La règle générale est simple : le Nouveau Testament sert de guide pour discerner les principes qui doivent encore s’appliquer aujourd’hui. L’une des manières d’expliquer un traitement différencié est de voir d’une part des lois de pureté (noter que le sang, menstruel ou autre, est une des sources d’impureté caractéristiques de ces lois) qui s’exerçaient pour un temps comme préfiguration de l’œuvre du Christ (relire l’épître aux Hébreux), et d’autre part des lois morales exprimant la volonté permanente de Dieu pour l’humanité.)
P. Thierry pratique une approche de type “diviser pour conquérir”, isoler chaque verset pour dénier son sens ou sa pertinence, alors que la Bible forme un tout. Il nous faut donc poursuivre avec le Nouveau Testament pour voir que faire de ces fameux passages du Lévitique.
Romains
Sur Romains 1, on tombe dans le contresens. Commençons par citer un peu plus largement le chapitre 2 :
Tu es donc inexcusable, qui que tu sois, toi qui juges, car en jugeant les autres, tu te condamnes toi-même, puisque toi qui juges, tu agis comme eux. Nous savons, en effet, que le jugement de Dieu contre ceux qui agissent ainsi est selon la vérité.
(Rom. 2:1-2)
La citation tronquée de P. Thierry pourrait donner à croire que Paul condamne le fait de juger. Or, en réalité, Paul attaque le fait de juger les autres en pratiquant la même chose.
Il confirme au verset 2 le jugement de Dieu, non pas contre ceux qui jugent, mais contre ceux qui agissent selon tout ce qui a été prononcé. Paul reprend bien des diatribes classiques de l’Ancien Testament (1), et au ch.2 il se retourne contre celui qui se serait satisfait d’approuver toutes ces condamnations en pensant être au-dessus de cela.
L’agenda de Paul n’est pas de nier toute culpabilité, mais au contraire d’établir que tous ont péché, juifs comme païens (2), et que tous dépendent de la grâce de Dieu, sans que la circoncision donne un droit préférentiel ou que l’incirconcision exclue de la foi en Jésus-Christ.
Tout ce que Paul dénonce au ch. 1, il le considère réellement comme péché, et c’est tordre son propos de le nier. Mais c’est ignorer son propos d’augmenter sa satisfaction de soi en condamnant les autres. Même si nous n’avons commis aucun acte homosexuel ou si l’idée même ne nous a jamais traversée l’esprit, nous sommes pécheurs, et nous tombons sous la même condamnation.
Dire que l’acte homosexuel est un péché ne nous dit qu’une seule chose au sujet de ceux qui le pratiquent : ils sont humains comme les autres, ont besoin de la grâce de Dieu, et sont appelés à croire en lui, à changer de comportement, pour être accueillis par Dieu dans la foi et la repentance.
1 Corinthiens et 1 Timothée
Je regroupe ces deux textes : même terme (ἀρσενοκοῖτος), inclus dans une liste de vices, sans beaucoup d’explication.
Pour savoir de quoi Paul parle, il nous faut remonter au Lévitique ; car le terme ἀρσενοκοῖτος qu’il emploie est en effet inconnu avant lui, et il est même peut-être de son invention.
Dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, l’acte proscrit par les passages précédemment cités est de “partager sa couche” (κοιτην – apparenté avec notre terme “coït”) avec un mâle (αρσενος) comme on le fait avec une femme.
Ce que Paul entend désigner est donc sans l’ombre d’un doute l’acte que Lévitique mentionnait, ce qui caractérise cet acte comme de ceux qui restent prohibés dans le Nouveau Testament.
Quant à la démarche interprétative, je reste plus que sceptique vis-à-vis de celle de P. Thierry : quand Paul condamne une pratique, il ne viserait pas réellement la pratique désignée par les mots qu’il emploie, mais des éléments qui s’y trouvaient systématiquement associés dans sa culture et non dans la nôtre.
Cela pose, entre autres, le problème d’imposer nos préconceptions au texte : si nous considérons que l’oppression est un vrai problème tandis que la pratique homosexuelle ne peut en être un, alors c’est nécessairement l’oppression que Paul doit viser lorsqu’il parle de ces actes sexuels précis.
Au vu de l’éclairage mutuel des lettres de Paul et du Lévitique, il nous faut affirmer sans détour que ce que la Bible réprouve de manière cohérente est l’acte sexuel d’un homme avec un homme (ainsi que d’une femme avec une femme, d’après Rom. 1:26). Il ne s’agit pas en soit de la tendance, de l’attirance, et ce n’est pas le fait de former un couple homosexuel qui est visé en soi.
Cependant, un “couple” homosexuel n’ayant pas de rapport sexuel n’est qu’une paire d’amis, un concept louable, mais qui ne mérite guère d’être qualifié d’homosexualité.
Par conséquent, Paul n’exclut donc pas par-là ceux qui sont sujet au désir homosexuel du royaume de Dieu, par contre il signifie que ce désir-là ne saurait être satisfait sans rentrer en conflit avec l’éthique de ce Royaume – de même que la majorité des désirs qui animent un humain pécheur. (3)
Relisez Romains 7 si vous êtes tentés de penser que, pour Paul, faire la volonté de Dieu s’accorde facilement avec le fait de suivre ses désirs.
Points accessoires
Je mentionne encore quelques points de désaccord avec P. Thierry sur des éléments annexes, que je développerai moins.
- L’interprétation des αδελφοποεισις et des affrèrements comme mariages homosexuels est plus que discutable (et sont d’ailleurs discutés). Des pratiques existent pour créer une fraternité spirituelle ou une solidarité extensive, mais à ma connaissance rien n’indique que ces unions ont ou aient eu une dimension sexuelle.
– - De même, concernant David et Jonathan, l’interprétation qui consiste à en faire un couple homosexuel ne repose que sur la distorsion contemporaine qui peine à concevoir une relation privilégiée et forte sans implication de la sexualité.
– - Même si Paul avait su que des animaux avaient des relations homosexuelles, rien ne dit qu’il aurait changé d’un iota son propos sur la qualification de qui est selon la nature et de ce qui est contre-nature. Je soupçonne que son idée de nature porte davantage sur l’ordre des choses, la manière dont les choses doivent être, plutôt que le monde animal. Il me semble que l’idée que ce qui est naturel est “ce qui se retrouve chez les animaux” est davantage contemporaine que le premier siècle ap. JC. Je peux toutefois faire erreur.
– - “On sait aujourd’hui que l’orientation sexuelle est avant tout le résultat de facteurs génétiques, épigénétiques et hormonaux intra utero. Paul ne pouvait pas le savoir.” Il est regrettable qu’aucune référence ne soit citée pour étayer une affirmation aussi catégorique. Autant que je sache, la question est disputée, et je suis fréquemment confronté à des affirmations allant dans les deux sens et qui se revendiquent toutes de la science. (4)
Conclusion
En conclusion, je trouve l’article de P. Thierry peu solide d’un point de vue exégétique.
Sur certains points, nous différons de part nos méthodes et nos a priori : je pars du principe que la Bible est unie et cohérente, et ce n’est manifestement pas le point de vue de P. Thierry.
Notons encore à ce sujet que, si les textes de Genèse 1 et 2 ne prennent pas à eux seul position sur la question de l’homosexualité, lorsqu’ils sont éclairés par la manière dont Jésus les regroupe, ils fournissent un arrière-plan pertinent au refus biblique de voir dans l’acte homosexuel une expression du dessein créateur de Dieu.
D’autre part je jette un regard différent sur les cas où notre culture a des catégories de pensées différentes de celles l’auteur. Tout en restant attentif au sens des mots et des concepts dans la culture d’origine, j’estime que l’interprétation que P. Thierry sur les différences de catégories conduit invariablement à effacer ce qui ne lui convient pas.
J’espère au moins que le lecteur pourra prendre conscience des différences qui opposent nos approches respectives, et faire un choix éclairé.
JRM
Notes et références :
(1) A vrai dire, le fait que les paiens soient spécifiquement ciblés au ch. 1 est discuté. Certains (A. Das, Paul, the Law and the Covenant, Hendrickson, 2001 , p. 171-177 ; Nicholas Thomas Wright, “The Law in Romans 2”, in Paul and the Mosaïc Law (éd. James D. G. Dunn), Mohr Siebeck, 1996, p. 147.) pensent plutôt que les chapitres 1 et 2 visent indifféremment païens et juifs, notant une parenté entre Romains 1 et des diatribes prophétiques qui visaient tout à fait les juifs. Ils conçoivent aussi très bien que des païens puissent se considérer meilleurs que les autres. Je ne suis pas sûr de les suivre, mais je n’en ai de toute façon pas l’utilité pour le présent débat.
(2) “Or, nous savons que tout ce que dit la loi, elle le dit à ceux qui sont sous la loi, afin que toute bouche soit fermée, et que tout le monde soit reconnu coupable devant Dieu.” (Rm 3.19). Cf, Rm 2.12, 3.9, 11.32
(3) Cela ne signifie pas que le fait de désirer est en soi innocent. Jésus, en Matthieu 5.27-28 indique qu’un regard de convoitise est condamnable au même tire que l’acte qu’il désire. Si l’on admet que l’acte homosexuel est un problème, nourrir le désir qui y porte l’est aussi. Mais avoir tendance à désirer des choses que l’Évangile nous pousse à reconnaître comme mauvaises n’exclut pas de la grâce de Dieu, sans quoi il n’y aurait d’espoir pour personne.
(4) Je ne résiste pas à inclure ici cette citation : “There are three ways in which a statement, especially a disputable statement, can be placed before mankind. The first is to assert it by avowed authority; this is done by deities, the priests of deities, oracles, minor poets, parents and guardians, and men who have ‘a message to their age’. The second way is to prove it by reason; this was done by the mediaeval schoolmen, and by some of the early and comparatively forgotten men of science. It is now quite abandoned. The third method is this: when you have neither the courage to assert a thing nor the capacity to prove it, you allude to it in a light and airy style, as if somebody else had asserted and proved it already. Thus the first method is to say, ‘Pigs do fly in heaven; I have had a vision of heaven, and you have not.’ The second method is to say, ‘Come down to my little place in Essex, and I will show you pigs flying about like finches and building nests in the elms.’ Both these positions require a certain valour to sustain them, and are now, therefore, generally dropped. The third method, which is usually adopted, is to say, ‘Professor Gubbins belongs to the old school of scientific criticism, and cannot but strike us as limited in this age of wireless telegraphy and aerial swine’ ; or ‘Doubtless we should be as much surprised at the deeds of our descendants as would an Ancient Briton at a motor-car or a flying pig, or any such common sight in our streets.’ In short, this third method consists in referring to the very thing that is in dispute as if it were now beyond dispute. This is known as the Restrained or Gentlemanly method; it is used by company promoters, by professors of hair-dressing and the other progressive arts, and especially by journalists like myself.” G.K. Chesterton: Illustrated London News, Aug. 7, 1909.