Les suscriptions des Psaumes et le problème des Psaumes d’imprécation
Nous continuons ici notre étude du livre des Psaumes, que ce soit dans son contenu ou bien en ce qui concerne le livre en lui-même.
Voici la liste des articles précédents, si vous n’avez pas eu l’occasion de les lire :
- Sur l’entrée du Psautier
- Sur la structure du Psautier
- À quoi donc les Psaumes peuvent servir pour le chrétien du 21ème siècle ?
- L’utilisation des Psaumes dans l’histoire du peuple de Dieu
- Formation et caractéristiques du livre des Psaumes
Maintenant que nous sommes un peu plus familiers du livre des Psaumes, et que nous avons pu découvrir toute sa beauté et sa profondeur au travers de nos différents articles, nous devons nous pencher sur deux points difficiles. En effet, le livre des Psaumes est au cœur d’un débat de longue durée en ce qui concerne les suscriptions qui débutent de nombreux psaumes.
Est-ce que ces introductions nous renseignent véritablement sur l’auteur de tel ou tel psaume ? De plus, de très nombreux psaumes renferment des formules de malédiction et du vocabulaire violent à l’encontre des ennemis du psalmiste. Pourtant, ces mots sont inspirés de Dieu, tout comme le reste de la Bible. Que devons-nous donc faire de cela en tant que chrétiens ?
Les suscriptions
Ce qu’on nomme une suscription est en fait une courte formule qui sert à introduire un psaume, comme par exemple : « De David » (Ps 35.1), ou encore : « Au chef de chœur, avec instruments à cordes. Psaume, chant d’Asaph » (Ps 76.1). Ces introductions nous renseignent sur la personne qui aurait écrit tel ou tel psaume, sur son utilisation lors de telle ou telle fête (Ps 120), ou sur les instruments et la mélodie qui devaient être utilisés pour le jouer. Cependant, malgré l’intérêt que portent ces suscriptions, de nombreux spécialistes les rejettent. En effet, les suscriptions ont-elles été écrites par les auteurs originaux ou ont-elles été rajoutées a posteriori par des éditeurs[1] ?
Voilà le cœur du débat. Ce dernier provient des nombreuses irrégularités des suscriptions qui ont été mises à jour par la critique textuelle. Le véritable enjeu de l’ajout tardif des suscriptions se trouve dans la question suivante : Les suscriptions peuvent-elles être considérées comme infaillibles[2] ? Longman et Dillard font remarquer qu’aucun manuscrit ancien n’existe sans titre. Cependant, ils rajoutent que l’on trouve rapidement une augmentation du nombre de suscriptions dans les manuscrits au fur et à mesure que la date de rédaction de ces manuscrits se rapproche de notre époque.
Pourtant, ils ajoutent que bien que ces introductions aux psaumes semblent avoir été ajoutées après la rédaction de ces psaumes, rien ne contredit l’idée que ce soit l’auteur original lui-même qui ait pu rajouter une suscription à son propre travail. Malgré tout, certaines suscriptions semblent être en contradiction avec le psaume qu’elles introduisent (Ps 30)[3]. Ainsi, pour Longman et Dillard, la prudence doit amener à considérer ces suscriptions comme anciennes mais pas comme canoniques[4].
De son côté, Waltke pose la question suivante : pourquoi les psaumes des livres historiques pourraient-ils avoir une suscription, mais pas ceux du Psautier (Ex 15.2 ; Dt 31.30, 32.44 ; Jg 5.1 ; 2S 22.1 ; Jon 2 ; Es 38.9)[5] ? De plus, il avance une idée assez originale. Par exemple, selon lui, les mots « Pour le directeur de la musique » seraient en réalité non pas une suscription, mais plutôt une souscription du psaume précédent[6].
Un autre élément à prendre en compte lorsque l’on étudie la question des suscriptions, est la place prépondérante du roi David dans le livre des Psaumes. En effet, les suscriptions ne seraient-elles pas le témoin d’une « davidisation » du psautier[7] ? Bien que cela soit plausible, nous devons tout de même mettre en avant quelques éléments qui pourraient contredire cette hypothèse. Il est vrai que la traduction des LXX et les textes de Qumrân portent plus de suscriptions faisant mention de David que le TM. Cela pourrait aller dans le sens d’une « davidisation » progressive du psautier. Cependant, en comparant de nombreux psaumes attribués à David avec des psaumes du Proche-Orient ancien – notamment des psaumes ougaritiques –, nous observons de nombreux parallèles dans la forme de ces psaumes avec ceux de David. Ces psaumes ougaritiques possèdent aussi des suscriptions et utilisent des termes musicaux très anciens identiques à ceux utilisés dans les suscriptions davidiques, ce qui plaide pour l’ancienneté et l’authenticité de ces dernières.
Un dernier problème touchant aux suscriptions est ce qu’on appelle le « lamed auctoris »[8]. Le texte hébreu comporte dans ses suscriptions davidiques les mots « לe dawid ». En hébreu, la préposition ל (lamed) peut se traduire de différentes manières. Elle peut ainsi signifier « de » David ou « pour, à, selon, en l’honneur de, par, à propos, au nom de » David. Si nous optons pour la deuxième interprétation – au lieu de la première plus traditionnelle –, la figure de David serait ainsi utilisée comme un modèle de foi[9]. Le psaume 72 est un cas particulièrement difficile au sujet de cette question. En effet, ce psaume est « לe shelomo », mais il termine les prières de David. Grogan fait donc remarquer que ce psaume peut être de David à Salomon, de Salomon et ajouté aux prières de son père David, ou alors avoir été commencé par David puis développé ou terminé par Salomon[10]. Waltke, quant à lui, fait remarquer que le chroniste semble penser que les Psaumes étaient bien « de » David (2Ch 29.25-30), tout comme d’ailleurs le Siracide (Si 47.8-10), les écrits de Qumrân (11QPsa), Flavius Josèphe, et de nombreux rabbins[11]. Ainsi, Longman et Dillard estiment que, sans être une certitude pour tous les psaumes, la préposition lamed peut très introduire l’auteur. Ainsi, le psaume 18 –entre autre – serait bien « de » David (Ps 18.1 ; cf. Ha 3)[12].
Les imprécations
Le deuxième point délicat concernant le livre des Psaumes est celui des imprécations contenues dans près d’un tiers des psaumes[13]. Ce qu’on appelle une imprécation est une formule dans laquelle le psalmiste maudit ses ennemis, utilise un langage violent, voire même se met en colère contre Dieu. Les chrétiens utilisent beaucoup les psaumes 137 et 139. Il convient donc ici de mettre en avant les imprécations qu’ils contiennent à titre d’exemple :
Comment chanterions-nous les chants de l’Éternel sur une terre étrangère ? Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite m’oublie ! Que ma langue reste collée à mon palais, si je ne me souviens plus de toi, si je ne place pas Jérusalem au-dessus de toutes mes joies ! Éternel, souviens-toi des Édomites ! Le jour de la prise de Jérusalem, ils disaient : « Rasez-la, rasez-la jusqu’aux fondations ! ». Toi, ville de Babylone, tu seras dévastée. Heureux celui qui te rendra le mal que tu nous as fait ! Heureux celui qui prendra tes enfants pour les écraser contre un rocher. (Ps 137.8-9)
O Dieu, si seulement tu faisais mourir le méchant ! Hommes sanguinaires, éloignez-vous de moi ! Ils parlent de toi pour appuyer leurs projets criminels, ils utilisent ton nom pour mentir, eux, tes ennemis ! Éternel, comment pourrais-je ne pas détester ceux qui te détestent, ne pas éprouver du dégoût pour ceux qui te combattent ? Je les déteste de façon absolue, ils sont pour moi des ennemis. (Ps 139.19-22)
Nous pouvons faire trois remarques par rapport à ces deux psaumes. Premièrement, la colère du psalmiste est orale et canalisée vers Dieu. Ce qu’il demande, c’est la justice. De fait, il n’y a donc pas de contradiction ici avec cette phrase bien connue du prophète Ézéchiel qui écrit : « Est-ce que je prends plaisir à voir le méchant mourir ? déclare le Seigneur, l’Éternel. N’est-ce pas plutôt à le voir changer de conduite et vivre ? » (Ez 18.23), ni avec les enseignements de Jésus concernant le rapport à nos ennemis dans le sermon sur la montagne (Mt 5-7). Deuxièmement, nous pouvons lire dans le psaume 137 que le psalmiste se maudit lui-même s’il oublie Jérusalem. Il ne s’en prend pas qu’aux autres par haine, mais à tous ceux – lui y compris – qui déshonorent d’une manière ou d’une autre YHWH. Troisièmement, relevons le théocentrisme de ces imprécations. C’est un amour immense pour Dieu qui pousse le psalmiste à la colère dans ces passages.
La question qui se pose pour nous aujourd’hui est : que faire de ces imprécations en tant que chrétiens quand nous lisons les Psaumes ? Émile Nicole nous offre deux solutions possibles. La première a été mise en avant par C.S Lewis qui propose de spiritualiser « l’ennemi »[14]. La deuxième solution proposée vient de Dietrich Bonhoeffer. Ce dernier veut inciter le lecteur de ces psaumes imprécatoires à passer par la croix[15]. Bonhoeffer explique que nous sommes de l’autre côté de la croix par rapport au psalmiste, après la vie, la mort, et la résurrection du Christ. Ces derniers évènements ont changé le cours de l’histoire et de nos existences. Un exemple biblique de cette manière de comprendre nous est donné par la Bible elle-même. En Luc 9 – bien que Jésus n’ait pas encore été crucifié, l’incarnation suffit déjà à elle seule à changer les choses – nous pouvons voir l’apôtre Jean s’approcher du Christ pour l’informer que certaines personnes qui ne semblent pas chrétiennes se réclament du nom de Jésus. Jean demande alors à Jésus l’autorisation de faire descendre la foudre du ciel sur ces faux disciples. Cet épisode n’est pas sans rappeler celui du prophète Eli (2R 1). Même si Eli faisait cela avec la puissance de Dieu, et bien qu’il ne soit pas condamné directement par Jésus, le Christ explique à son disciple que maintenant, après sa venue dans le monde, les choses ont changé. Certaines pratiques valables dans l’Ancien Testament ne le sont plus dans le Nouveau, abolies par la croix. Ainsi, pour Bonhoeffer, « Jésus crucifié nous apprend à dire de juste façon les psaumes de vengeance »[16].
Pour aller plus loin dans cette réflexion, Émile Nicole pose la question des malédictions données par certains apôtres dans le Nouveau Testament, mettant en avant le fait que les imprécations se trouvent aussi dans la deuxième partie de la Bible (Ac 8.20, 13.10 ; Ap 6.10)[17]. Pour Émile Nicole, ces imprécations néotestamentaires nous obligent à ne pas oublier la théologie de la rétribution que l’on retrouve beaucoup plus nettement dans l’Ancien Testament. Selon lui, ce sont des appels à la vengeance divine adossés aux malédictions de la loi et au jugement final. C’est la dimension eschatologique de ces imprécations néotestamentaires qui est mise en avant.
Cette réflexion sur les psaumes imprécatoires nous aide également à mieux comprendre une autre catégorie de psaumes, parfois dérangeante pour les chrétiens, que l’on nomme « psaumes d’innocence » (Ps 26). En effet, certaines paroles du psalmiste, notamment celles de David, rappellent la prière du pharisien qui se faisait son propre juste en face du collecteur d’impôts dans la parabole de Jésus (Lc 18). Cependant, il ne s’agit pas ici d’une théologie des œuvres. Déjà, nous devons rappeler que contrairement au Nouveau Testament où elle est bien plus systématique, la persécution du croyant n’est pas la règle dans l’Ancien Testament. Ensuite, ce n’est pas tant la propre justice du psalmiste qui est mise en avant dans ce type de psaumes que la justice de Dieu à laquelle l’auteur fait appel. Peut-être même l’auteur remet-il parfois en cause la justice de Dieu ? Enfin, David ne se croit pas parfait mais du côté du « juste ». N’oublions pas, à cause de notre arrière-plan protestant, que le mot « juste » ici ne se réfère pas à la doctrine de la justification par la foi mais désigne celui qui aime Dieu et respecte ses commandements, en opposition au « méchant » qui tourne le dos au Seigneur.
Conclusion
Bien que les questions concernant les suscriptions et les imprécations soient bonnes et réelles, nous avons vu qu’elles n’étaient pas une pierre d’achoppement. Rien ne nous oblige dans le texte biblique à rejeter les suscriptions qui éclairent généralement notre compréhension des psaumes. De plus, les éléments qu’elles contiennent semblent globalement en adéquation avec le psaume qu’elles accompagnent. Et quand bien même elles ne seraient pas originales, elles ne changent rien à la théologie et à la compréhension de la Bible.
En ce qui concerne les imprécations, nous avons aussi vu qu’elles ne sont pas plus dérangeantes que beaucoup de passages et de lois de l’Ancien Testament pour nous qui sommes des chrétiens du XXIème siècle. Christophe Paya écrit que « comme tout n’est plus valable dans la loi du Lévitique pour le chrétien, de même toutes les expériences des psaumes ne sont plus valables »[18]. De plus, ce phénomène imprécatoire n’est pas isolé dans l’Écriture puisque nous avons montré que même les apôtres avaient proféré des imprécations. Il faut donc que nous réinterprétions ces imprécations en utilisant le double filtre de la croix et de l’eschatologique.
Notes et références :
[1] M. Sanders, Introduction à l’Herméneutique, Édifac, Vaux-sur-Seine, 2015, p. 170.
[2] T. Longman et R.B. Dillard, Introduction à l’Ancien Testament, Excelsis, Charols, 2008, p. 224
[3] Ibid., p. 224-225.
[4] Ibid., p. 225.
[5] B. Waltke, Théologie de l’Ancien Testament, Excelsis, Charols, 2012, p. 942.
[6] Ibid., p. 951.
[7] A. Perrot, « Les titres des psaumes se trouvaient-ils dans le texte original ? », Redécouvrir les Psaumes : Actes du Colloque 2012 à Vaux-sur-Seine, collection Interprétation, Excelsis, Édifac, Charols, Vaux-sur-Seine, 2015, p. 54-56.
[8] M. Sanders, op. cit., p. 170.
[9] G.W. Grogan, « Les Psaumes », in T.D. Alexander et B.S. Rosner (sous dir.), Dictionnaire de Théologie Biblique, Excelsis, Charols, 2006, p. 224.
[10] Ibid., p. 225.
[11] B. Waltke, op. cit., p. 940.
[12] T. Longman et R.B. Dillard, op. cit., p. 225-226.
[13] E. Nicole, « Ces psaumes qui nous dérangent », Redécouvrir les Psaumes, p. 228.
[14] Ibid., p. 236.
[15] Ibid., p. 237.
[16] Ibid., p. 238.
[17] Ibid., p. 239.
[18] C. Paya, « Chanter, prier, prêcher les Psaumes », Redécouvrir les Psaumes, p. 265.