Omniscience: une réponse au blog Didascale
David Vincent a publié hier un court article afin de préciser sa position sur la doctrine de l’omniscience divine. [Article qui n’est désormais plus en ligne]
Ce positionnement faisant suite à une discussion que j’avais initiée sur les réseaux sociaux, il m’a paru bon de répondre à mon tour pour exposer certains problèmes que je crois discerner dans son approche.
Voici donc mes principales préoccupations.
1- Un problème dans l’énoncé des positions
David commence son article en contrastant “deux alternatives extrêmes” : la position qu’il baptise “omniscience classique” et celle du “théisme aveugle”.
La première n’est autre que l’approche historique Augustinienne/Anselmienne/Réformée : Dieu hors du temps et le connaissant en tout point
La deuxième désigne l’une des multiples variantes du théisme ouvert, dans ce cas précis celle selon laquelle Dieu aurait volontairement renoncé à connaître l’avenir.
Ma première série de remarques porte sur la description de la position classique.
- Tout d’abord, il semble y avoir une incompréhension dans l’énoncé de la position. En effet, postuler pour l’existence de Dieu en dehors du temps implique nécessairement l’adhésion à la théorie statique du temps, ou théorie B.
Selon cette théorie, le temps se réduit à un ensemble dont la structure est façonnée par des relations logiques d’antériorité et de postériorité. Cet ordre structurel est immuable, statique, et par conséquent l’option d’une représentation linéaire choisie par David prête à confusion. (Y a-t-il variation? Faut-il y lire une forme de dynamisme temporel ? etc.)
- Ensuite, si je suis satisfait que cette position soit présentée comme classique, dire qu’il s’agit du “modèle contemporain dominant dans les grandes religions monothéistes” est loin d’être acquis.
Dans le Christianisme au moins, la position dite “éternaliste” (Dieu hors du temps) n’est plus majoritaire, et ce sont plusieurs approches sempiternelles qui ont la faveur des spécialistes. (1)
– - Enfin, dans la position éternaliste, sur laquelle la théologie anselmienne de l’être parfait s’appuie largement, Dieu ne se contente pas de connaitre le temps : il le crée et le contrôle.
Ma deuxième remarque est dans la même veine : en présentant le théisme “aveugle” comme la conséquence d’une décision volontaire de Dieu, David Vincent fait l’impasse sur une version plus radicale (et plus répandue) du théisme ouvert.
Selon celle-ci, Dieu ne connait pas l’avenir car l’avenir ne peut pas être connu.
En bref, l’article de D. Vincent comporte d’emblée certains problèmes de cohérence et d’exhaustivité dans l’énoncé des positions, quand bien même sa volonté serait de rester le plus shématique possible.
2- Les problèmes du modèle “multi-futurs”
Pour David, “Dieu ne connaît pas l’avenir, comme s’il n’y avait qu’un seul avenir possible, mais tous les avenirs.”
Là encore, la formulation me pose problème, en particulier la notion d’avenir possible (dans un souci de clarté, admettons qu’un possible est “ce qui peut se réaliser”, mais gardons en tête que le futur est “ce qui se réalise dans les faits”)
Si je comprends bien ce qui est exprimé, Dieu ne pourrait pas (ou ne voudrait pas) connaitre le futur, mais il pourrait par contre accéder à tous les “scénarios” possibles.
Pour David, et c’est important de le noter, une telle position “ne remet pas en cause l’omniscience divine qui est clairement affirmée dans les Ecritures”.
Au-delà du fait que l’existence de possibles est sujet à débat, je relève ici deux principaux problèmes : le premier concerne la définition même de l’omniscience, le deuxième se porte sur le témoignage des Ecritures.
A- Omniscience et “multi-futurs” : une harmonisation difficile
Comme exprimé plus haut, la doctrine classique de l’omniscience divine s’appuie largement sur la théologie de l’être parfait telle que présentée par Anselme de Cantorbery :
Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse être conçu. (2)
Anselme développe autour de cette affirmation une série de raisonnements bien connue de tous les apologètes baptisée “argument ontologique”.
Son présupposé est que les Ecritures décrivent Dieu comme un être parfait en tout point, y compris dans sa connaissance absolue de toutes choses (Job 37:16; 42:2-3; Jér. 15:15).
Pour ma part, j’ai tendance à penser, comme Anselme, que Dieu est situé hors du temps et qu’il en est le créateur. Selon moi, la notion de possibles telle que David l’entend n’existe pas.
Mais que penser dans le cas où Dieu serait sempiternel (dans le temps) ?
La Bible présente sans ambiguité l’omniscience divine comme totale (Hé. 4:13). La définition la plus précise de l’omniscience est certainement celle-ci :
S est omniscient si et seulement si pour chaque proposition p, si p est vrai, alors S connait p, et S n’a aucune fausse croyance (ou “ne croit aucune fausseté”). (3)
Autrement dit, si Dieu est omniscient, il connait toutes les propositions qui sont vraies, et il ne peut se tromper.
Or, si l’on suit la ligne proposée par David Vincent et qu’on la met en rapport avec la théologie de l’être parfait, la problématique suivante émerge :
1- Dieu est ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse être conçu (argument d’Anselme)
2- Un être parfait est omniscient
3- Un être omniscient connait tout ce qui est vrai
4- Dieu ne connait pas le futur (de D. Vincent)
5- Le futur est vrai
6- Par conséquent, Dieu n’est pas omniscient.
7- Par conséquent, Dieu n’est pas un être parfait
Notez que je n’évoque même pas l’idée qu’un possible qui ne se réalise pas puisse être considéré faux, ce qui violerait de facto l’approche initiale de David.
Invariablement, la position de D. Vincent conduit à rejeter l’omniscience et le concept de perfection divine tel que généralement soutenu par les théologiens évangéliques.
A minima, la formulation de David souffre donc d’un problème de définition.
B- Un problème biblique
Il existe un deuxième problème : outre l’existence de prophéties (sur lesquelles nous allons revenir), il existe plusieurs témoignages appuyant clairement la connaissance divine du futur.
Le Ps. 139 est à ce titre particulièrement explicite. Certes, quand le psalmiste affirme que “la parole n’est pas sur ma langue, que déjà, ô Eternel! tu la connais entièrement” (v.4), D. Vincent pourrait répondre qu’il en est ainsi car Dieu connait toutes ses paroles possibles.
Cependant, un tel raisonnement s’accorde bien mal avec le v.16 : “quand je n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient; Et sur ton livre étaient tous inscrits les jours qui m’étaient destinés” (4)
De même, l’idée que Dieu connaitrait tous les possibles mais pas le futur semble bien mal s’accorder avec la notion de prescience lorsqu’elle est rapportée à la prédestination (Rom. 8:29; Ephésiens 1:4).
D’ailleurs, que penser de toutes les références au Dieu qui “connait d’avance” ceux qui vont se tourner vers lui ?
3- L’argument des prophéties
D. Vincent s’appuie sur ce qu’il pense être un non accomplissement de certaines prophéties pour défendre son présupposé.
Pour lui, les nombreux exemples de prophéties non accomplies peuvent s’expliquer par le fait que “Dieu a révélé au prophète UN avenir possible, mais, suite aux actions humaines, un AUTRE avenir s’est réalisé.”
Deux exemples sont cités : la non destruction de Tyr par les armées de Nebucadnetsar, et la non destruction de Ninive suite à la prédication de Jonas.
Les destructions de Tyr et de Ninive
L’argument de la prophétie contre Tyr est bien connu, la réponse tout autant. Le texte ne dit pas que c’est Nebucadnetsar qui va faire de la ville un rocher nu non rebâti, mais Dieu lui-même (cf. v. 13-14).
Le passage ne s’oppose pas à ce que l’on connait de l’histoire : un siège de la ville par Nebucadnetsar entre 586 et 573 av. J.C., et une destruction totale par Alexandre le Grand en 332 av. J.C. (5)
Faut-il prendre le langage du rocher nu et et de la non reconstruction comme absolu, ou bien limité à une période donnée ? Que faut-il penser des données contradictoires dont nous disposons au sujet de la destruction par Alexandre ? Tyr a-t-elle été rebâtie sur son emplacement exact ?
Telles sont les questions généralement soulevées dans cette discussion, que David Vincent a malheureusement traitée trop rapidement, selon moi.
Concernant ce que David appelle “la règle de Jonas”, tout l’argument se base sur le fait que la prédication du prophète ne serait pas conditionnelle.
David comprend la proclamation de Jonas 3:4, “Encore quarante jours, et Ninive est détruite !”, comme étant exhaustive et n’allant pas plus loin que les mots précis rapportés dans le texte.
C’est cependant peu probable au regard du style du livre de Jonas, véritable bijou littéraire dont la concision est l’un des traits caractéristiques.
La plupart des commentateurs reconnaissent en Jonas 3:4 un résumé du contenu sa prédication, comme l’exprime Donald Wiseman :
“Le récit du ministère prophétique de Jonas à Ninive est extrêmement concis… L’essentiel de son message est résumé dans la courte déclaration : “Quarante jours et Ninive sera renversée”. Selon toute vraisemblance, Jonas s’est adressé à ceux qu’il a rencontré bien plus longuement que cela. L’auteur, cependant, condense son message en cinq mots hébreux mettant au second plan la capacité d’orateur du prophète.” (5)
Comme dans la plupart des oracles bibliques de jugement, l’objectif est d’amener les destinataires à la repentance. A ce stade, la clause de conditionnalité parait hautement plausible.
La nature de la prophétie
Rappelons très rapidement que toute prophétie n’a pas nécessairement pour but de prédire l’avenir. Si certaines ont bien cette fonction, d’autres servent de jugement, d’avertissement, d’exhortation, etc.
Un oracle de jugement peut posséder une dimension prédictive, mais ce n’est pas toujours le cas. Dans l’exemple de Jonas, que David Vincent transforme en “règle” exégétique, rien n’indique qu’une telle dimension prédictive soit présente.
Quant au prophète, il semblait bien avoir intégré le caractère conditionnel de sa prédication (Cf. 4:1-2).
Que David Vincent tire de ce passage un principe normatif pour interpréter toutes les prophéties est extrêmement hasardeux. Les appels à Ez. 33, Deut. 2 et 30 ne changent rien, et sont de plus systématiquement dissociés de leurs contextes respectifs.
La prophétie reste un argument central en faveur de l’omniscience
Prenons l’exemple de prophéties prédictives attestées, par exemple celles accomplies en Christ. Si l’on s’en tient à l’option choisie par David, ce sont des possibles que Dieu a exprimés : les prédictions auraient pu se réaliser, mais auraient pu tout aussi bien ne pas se réaliser.
Or, Christ a accompli bien plus que huit prophéties, certaines de manière extrêmement précises. Le champs des possibles parait extrêmement restreint, de sorte que nous devons conclure en faveur d’une connaissance divine du futur a minima.
D’autre part, le développement de l’histoire du salut tout entier est la manifestation de cet homme qui doit venir “conformément aux Ecritures”. Christ n’est pas venu accomplir une simple série de probabilité, si grande soit-elle, mais les Ecritures divinement inspirées.
Matthieu en fait son argument apologétique central : Christ est l’accomplissement de ce qui a été annoncé. Ce qui est sorti de la bouche de Dieu, sa main l’a accompli.
C’est la puissance même de Dieu qui est à l’oeuvre dans l’accomplissement des prophéties, comme dans l’oeuvre de rédemption.
L’accomplissement des prophéties démontre que Dieu est capable, qu’il est au contrôle, et qu’il peut sauver.
Conclusion
Dans cet article, j’ai tenté de mettre en évidence que la position de David Vincent :
1- Ne saurait s’accorder avec la définition classique de l’omniscience totale
2- Ne peut cohérer avec la théologie de l’être parfait, pourtant largement attestée dans l’Ecriture
3- Ne tient pas compte de certaines données textuelles, et s’en approprie d’autres à tort.
4- Construit une règle inconsistante d’interprétation de la prophétie.
5- Ultimement, atteint la capacité rédemptrice de Dieu.
Jusqu’à ce que David Vincent rédige son article, je restais dans le flou quant à ma compréhension de sa position. J’avais parfois tendance à le classer parmi les théistes ouverts, parfois parmi les arminiens radicaux.
Au vu de ses propositions, notamment sur la notion de possibles, j’estime finalement que son approche s’apparente bien à une forme de théisme ouvert.
La doctrine de l’omniscience est essentielle à l’existence d’un Dieu a se, omnipotent et capable de sauver les pécheurs. Sans elle, Dieu n’a aucun pouvoir de nous préserver de toute chute (Jude 24), et l’assurance du salut devient aussi consistante qu’un écran de fumée
C’est pourquoi il nous fait préserver l’omniscience, tant dans sa définition que dans sa proclamation.
GB
Notes et références :
(1) William Lane Craig, par exemple, estime que Dieu est atemporel avant la création temporelle, mais qu'il devient temporel dès qu'une telle création existe. Alan Padgett postule pour un une forme de “temps métaphysique” distinct du “temps physique”, créationnel, Dieu demeurant dans le temps métaphysique. Cette position fait de plus en plus d'émules dans les cercles arminiens classiques et molinistes, prépondérants dans le monde évangélique contemporain. Enfin, pour d'autres, très nombreux voire certainement majoritaires, Dieu doit nécessairement être temporel. Cf. Gregory E. Ganssle and Paul Helm. God & Time : Four Views (Downers Grove, Ill.: InterVarsity Press, 2001).
(2) Anselme, Proslogion, II.
(3) Définition proposée par Jerome Gellman dans J.P. Moreland, Chad Meister and Khaldoun A. Sweis, Debating Christian Theism (New Yorks: Oxford University Press, 2013), p.181.
(4) Littéralement, “les jours formés pour moi”, יָמִ֥ים יֻצָּ֑רוּ (5) Wiseman, Donald J., T. Desmond Alexander, and Bruce K. Waltke. Obadiah, Jonah and Micah: An Introduction and Commentary. Vol. 26. Tyndale Old Testament Commentaries (Downers Grove, IL: InterVarsity Press, 1988), p.133.