La logique du paradoxe trinitaire
Cet article est la traduction et la synthèse d’un chapitre du livre de B. Bosserman qui étudie le point de vue de Cornelius Van Til sur la manière de vaincre le paradoxe de différentes doctrines chrétiennes en prenant pour point de départ la Trinité[1]. Il s’agit donc d’un développement apologétique dans lequel Bosserman explique comment Van Til raisonnait à partir d’une logique trinitaire. Cette façon de faire est appelée méthode « chrétienne » de raisonnement, et consiste à donner une interprétation chrétienne 1) des lois de la logique, 2) des contradictions apparentes, et 3) des paradoxes théologiques du christianisme[2].
Selon lui, cette méthode est justifiée par le fait que nous réfléchissons tous à partir de notre vision du monde, et que nous utilisons nos présupposés comme prémisses de notre raisonnement par implication[3]. Ce type de raisonnement déductif est aussi appelé raisonnement transcendantal et implique de toujours commencer notre réflexion en partant de la doctrine de la Trinité[4]. Bosserman explique également que dans tout processus de raisonnement, analyse et synthèse vont de pair afin de faire la chasse aux contradictions dans notre système de pensée.
C’est cela que Bosserman va développer dans les chapitres qui suivent. Afin d’illustrer cet argument, il donne l’exemple d’Adam dans le jardin d’Éden (Gn 2) qui comprend, en nommant les animaux, qu’il a besoin d’un compagnon mais que parmi ces derniers il ne pourra jamais en trouver un. Ainsi, Adam a analysé les animaux, leurs caractéristiques, et il en a fait une synthèse en nommant une espèce chat, une autre ours. Il a finalement déduit par implication que lui-même ne rentrait dans aucune de ces catégories et qu’il n’avait pas de vis-à-vis comme les autres[5]. Afin d’aller plus loin dans cette réflexion, Bosserman donne ensuite l’explication de différentes lois qui composent la discipline de la logique.
La loi d’identité
Cette première loi se définit de la manière suivante : une réalité donnée est uniquement et proprement identique avec la totalité d’elle-même[6]. Autrement dit, A=A. Cependant, cette loi de la logique ne peut être appliquée à certains domaines. Par exemple, si elle est vraie en mathématique, dans le sens que 1+1 est toujours égal à 2, elle ne peut pourtant pas être utilisée en histoire. En effet, les réalités historiques impliquent une succession de moments et une progressivité. Par conséquent, ce qui était vrai dans un siècle donné pourra ne plus l’être dans le siècle suivant. Cela est d’autant plus vrai dans le domaine des sciences et de l’évolution inhérente à cette discipline.
En fait, la logique est en prise avec la réalité et n’est pas immuable d’une manière absolue. Cependant, la définition de la loi d’identité est toujours parfaitement valable en ce qui concerne le Dieu trinitaire. En effet, le Dieu de la Bible est décrit comme simple dans son essence, c’est-à-dire toujours identique avec la totalité de lui-même. Il est par conséquent immuable. Ainsi, il n’est pas soumis au caractère évolutif de l’histoire. Ce faisant, la Trinité semble être la seule chose qui puisse répondre de manière absolue à la logique de la loi d’identité.
La loi de non-contradiction
Cette deuxième loi de la logique est l’opposée de la précédente en voulant qu’une réalité donnée ne puisse être en même temps l’inverse de cette même réalité[7]. Autrement dit, A ≠ ~A. Ainsi, dans le système spatial euclidien, un carré ne peut pas être un cercle. Cela est dû au système euclidien qui est précisément défini par des règles. En revanche, dans un espace différent, le carré et le cercle pourraient être identiques. De même, affirmer que le débarquement de Normandie est le point tournant de la guerre civile américaine du XIXème siècle est une contradiction par rapport à l’histoire humaine telle que nous la connaissons, mais ce ne serait pas forcément le cas dans une fiction historique.
Finalement, les choses sont ce qu’elles sont uniquement au sein d’un certain cadre interprétatif et selon certains présupposés[8]. En effet, une logique neutre n’existe pas, et elle dérive toujours d’un système interprétatif que l’on se donne (communiste, écologiste, végan, etc.) ou qui nous est imposé par l’extérieur (comme dans la dictature nazie). De fait, rien ne nous empêche de choisir le Dieu trinitaire comme concept interprétatif suprême du christianisme. En ce sens, il existe donc légitimement une logique chrétienne trinitaire. Au sein de ce cadre spécifique, le système spatial, temporel, mathématique, la physique, la biologie, l’histoire, la philosophie, les arts ont tous pour but ultime la communion de l’homme avec Dieu en accord avec sa Parole afin de lui rendre toute la gloire qui lui est due.
Bosserman explique ensuite qu’une contradiction vient toujours du fait de vouloir séparer deux choses qui sont combinées et/ou de vouloir confondre deux choses qui sont normalement distinctes. Selon lui, cela a pour effet de conduire ceux qui pensent d’une telle manière à se balancer en permanence entre le rationalisme et l’irrationalisme[9]. Par exemple, un philosophe comme Kant va affirmer que Dieu est tellement transcendant et distinct de sa création qu’il est impossible de le connaître. En ce sens, il est irrationaliste. Pourtant, il se sert de son intellect et de sa déduction pour affirmer qu’un dieu inconnaissable existe, ce qui fait de lui un rationaliste. Et son rationalisme qui lui dit qu’il ne peut pas connaître ce dieu le pousse de nouveau dans l’irrationalisme. Dans son livre sur la philosophie, John Frame développe le même type d’argument dans son livre sur la philosophie occidentale. Il démontre que toutes les philosophies, hormis le christianisme – pour des raisons que nous verrons plus loin -, se balancent sans exception entre le rationalisme et l’irrationalisme, et que par conséquent, aucune philosophie ne peut expliquer la réalité sans se contredire.
Pour revenir à la contradiction, réfléchir à un carré rond, c’est confondre deux membres distincts du système particulier qu’est la géométrie euclidienne[10]. Ces deux éléments sont par nature incompatibles. Cette remarque est intéressante et importante, car elle implique que les soi-disantes contradictions du système chrétien ne le sont en réalité qu’en dehors de ce système. Ces fausses contradictions sont nombreuses selon les non-chrétiens, et elles concernent principalement les doctrines de la Trinité, de l’incarnation, de la substitution pénale, de la prédestination, de la souveraineté de Dieu, ou encore de l’autorité de la Bible. Pourtant, malgré cette apparence d’incohérence, le système chrétien – et la Trinité comme premier présupposé – est le seul cadre interprétatif de la réalité qui résiste à l’épreuve du temps et contre toutes les attaques.
En effet, selon Van Til, tous les systèmes particuliers de croyance sont marqués par une contradiction interne destructrice (point de tension), plutôt que par un paradoxe constructif, mis à part le christianisme. Il explique également que la diversité, telle qu’elle se manifeste dans la Trinité entre les trois personnes divines au sein de l’unique essence divine, n’est pas la différence. Ainsi, rechercher l’unité dans la différence est contradictoire. Pour reprendre l’exemple déjà cité d’Adam, cela aurait signifié pour lui de prendre pour compagnon un animal plutôt que de désirer une femme[11].
Le paradoxe
La troisième et dernière loi de la logique est celle de la contradiction apparente, que Van Til appelle aussi « mystère » ou « paradoxe »[12]. Ce dernier naît de la finitude humaine de notre connaissance[13]. Bosserman explique que dans le système chrétien, ce qui différencie une véritable contradiction d’une contradiction apparente est ce que nous appelons la révélation de Dieu[14]. Il démontre ainsi que les contradictions bibliques pointées du doigt par les opposants de la Bible sont en réalité des paradoxes. Il prend pour exemples les deux généalogies de Jésus qui se trouvent dans les évangiles de Matthieu (Mt 1) et de Luc (Lc 3), la contradiction apparente qu’il y a entre la révélation générale et la révélation spéciale concernant l’âge de la Terre, ou bien encore une contradiction apparente que l’on retrouve dans la création comme l’apparente nature duale de la lumière en tant que particule et onde simultanément.
Bosserman donne ensuite la définition du paradoxe chrétien selon Van Til[15]. Pour ce dernier, un paradoxe est premièrement, dans une doctrine chrétienne, la mise en commun de deux informations qui semblent opposées mais qui sont réunies au sein de la révélation, et qui sont nécessaires au système chrétien. Cette première définition comporte donc deux parties. Premièrement, Van Til prend comme exemple l’amour de Dieu pour les réprouvés. Les deux pôles que sont l’amour de Dieu et notre condition de pécheur sont essentiels pour maintenir le système chrétien. Inversement, le système chrétien est essentiel pour comprendre correctement chacun de ces des pôles qui, en dehors du christianisme, sont une contradiction. Cependant, Van Til nous met en garde contre le fait de ne pas utiliser ce concept de paradoxe de manière trop abstraite, spéculative, et déductive[16]. Selon lui, chacun des pôles du paradoxe et le système chrétien doivent être induits par la révélation.
Deuxièmement, pour être validé par le système chrétien, chaque pôle doit s’impliquer mutuellement, se présupposer, être interdépendant[17]. Par exemple, dans le système chrétien, trinitaire et monothéiste, les trois personnes divines ne peuvent être distinguées et en relation les unes avec les autres que dans le contexte d’une nature divine unique, et Dieu ne peut être une unité auto-suffisante (aséité) que dans la distinction des personnes qui exprime sa personnalité et son caractère relationnel. Voilà pour les deux pôles. En ce qui concerne le système chrétien, ce dernier implique la Trinité car seul un Dieu unique auto-suffisant peut être absolument souverain, et seul un Dieu trine peut transcender le problème « du un et du multiple », et être ainsi pleinement absolu. Ce principe se retrouve dans l’affirmation d’une éthique absolue, de la révélation progressive, du concept d’alliance, etc. Cependant Van Til nous met de nouveau en garde. En effet, il explique que toutes les contradictions apparentes du christianisme ne peuvent pas être résolues en les transformant en paradoxe[18]. Pour reprendre l’exemple des deux généalogies de Jésus, il écrit que supprimer ici la contradiction apparente en la réduisant en un paradoxe revient à dire que Jésus est le fils de deux hommes si les deux pôles de ce paradoxe doivent s’impliquer mutuellement, ce qui bien sûr est dans ce cas hérétique.
Victoire de la logique trinitaire
Dans la suite de son argumentation, Bosserman explique que chaque membre de la réalité dans laquelle nous vivons est en fait paradoxal dans le sens que ces membres ne peuvent pas pleinement illuminer leur propre mode d’être, leur existence, et que par conséquent ils doivent logiquement tomber en contradiction quand on les traite comme s’expliquant par eux-mêmes[19]. Par exemple, une fleur ne trouve pas la raison de son existence en elle-même. Pourtant, bien qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit par elle-même pour exister, elle vit réellement. Cependant, la réalité de sa vie n’est possible que dans un système qui lui fournit naturellement un sol dans lequel elle est plantée, de l’eau pour la nourrir, et du soleil pour croître. Un système que nous, chrétiens, appelons la création.
Cette existence contradictoire d’une fleur qui trouve sa raison d’être en dehors d’elle-même ne peut être résolue qu’en l’intégrant à un système global qui transforme la contradiction en paradoxe. Dans cette perspective, la Trinité n’est pas moins paradoxale que l’univers formant un tout cohérent, même si notre suppression pécheresse de la connaissance de Dieu rend les paradoxes théologiques moins familiers – et plus offensifs – que ceux que l’on expérimente tous les jours – le plus souvent sans s’en rendre compte. Ainsi, maintenant, le paradoxe trinitaire est, à un autre égard, la plus logique de toutes les doctrines. En effet, lui seul est capable de fixer toute chose dans sa propre lumière, faisant que les hommes sont assurés que leur connaissance de la réalité est vraie, même si incomplète, et de bien des manières, apparemment contradictoire[20].
Cette méthode par implication de la logique trinitaire peut sembler peu pratique au premier abord lorsque l’on n’a pas l’habitude de manier certains concepts philosophiques. Cependant, elle présente deux avantages. Premièrement, réfléchir à partir d’une logique trinitaire permet de mieux comprendre comment deux éléments qui semblent a priori s’opposer s’impliquent en réalité mutuellement dans un système donné. Deuxièmement, la logique trinitaire permet de mieux appréhender un système en étudiant en détail ses différentes parties. Par exemple, nous pouvons étudier le rapport entre les muscles et les os dans le système du corps humain. D’un point de vue théologique, nous pouvons aussi comprendre l’articulation entre la souveraineté de Dieu et la liberté de l’homme avec pour point de départ la Trinité.
Nous avons déjà mentionné le fait que Dieu, en tant qu’être unique indépendant, est souverain de manière absolue. La diversité des personnes divines fait que chacune de ces personnes est libre par rapport aux autres. Cependant, en Dieu, il n’y a qu’une seule volonté concomitante, bien que libre. Il y a dans la Trinité unité et diversité. Analogiquement, il y a unité de la nature humaine créée à l’image de Dieu. Mais il y a aussi une diversité dans les choix que nous faisons. Cependant, et contrairement à la liberté des personnes de la Trinité, la liberté de l’homme est créationnelle, et donc limitée. L’homme pécheur fait toujours l’erreur de croire qu’être libre signifie pour lui faire tous les choix qu’il veut sans se préoccuper des autres. Mais tout comme dans la Trinité, la liberté unipersonnelle n’existe pas, elle est toujours multipersonnelle à cause du lien qui unit les hommes entre eux. Nos choix ne sont pas libres de la réalité extérieure dans laquelle nous vivons. L’homme est donc libre d’une manière relative, et cela ne contredit pas la souveraineté absolue de Dieu dans le système chrétien. La liberté de l’homme est même nécessaire car elle implique sa responsabilité face au Dieu souverain.
Conclusion
Finalement, Bosserman explique que la Trinité elle-même est la garante de la logique. Malgré son caractère paradoxal, il n’y a rien de plus logique que la Trinité comme seule source d’explication au monde. C’est le paradoxe qui fonde tous les autres paradoxes et qui rend le monde logique en excluant les contradictions. Bosserman nous invite par conséquent, en tant que chrétiens, à réfléchir et comprendre le monde d’une manière trinitaire. Cependant, bien que cet exposé soit stimulant et convaincant, il conserve une part de mystère. Par exemple, la logique trinitaire n’explique pas de manière précise pourquoi les personnes divines doivent être trois, et non pas deux ou quatre.
Ainsi, on ne résout pas le paradoxe trinitaire, mais on montre comment avec une logique trinitaire, des doctrines qui semblent contradictoires deviennent cohérentes dans le système chrétien qui ne peut être que le seul véritable système de pensée[21]. Si l’homme arrivait à résoudre le « mystère » trinitaire, Dieu serait alors réduit à un membre de l’univers[22]. Les combinaisons paradoxales nous challengent, même en étant justifiées, car elles dépassent les frontières de notre compréhension finie et limitée. Pour reprendre les mots du concept limite de Van Til, « nous connaissons véritablement mais pas pleinement ».
Notes et références
[1] B.A. Bosserman, The Trinity and the Vindication of Christian Paradox : An interpretation and refinement of the theological apologetic of Cornelius Van Til, Pickwick Publications, Eugene, 2014.
[2] Ibid., p.126.
[3] Ibid., p.127.
[4] Ibid., p.128.
[5] Ibid., p.128-129.
[6] Ibid., p.129.
[7] Ibid., p.130.
[8] Ibid., p.131.
[9] Ibid., p.131-132.
[10] Ibid., p.132.
[11] Ibid., p.132-133.
[12] Ibid., p.135.
[13] Ibid., p.133.
[14] Ibid., p.134.
[15] Ibid., p.135.
[16] Ibid., p.136.
[17] Ibid.
[18] Ibid., p.137.
[19] Ibid., p.137-138.
[20] Ibid., p.138.
[21] Ibid., p.148.
[22] Ibid., p.137.