Luc 4 : Jésus se plaint d’être mal accueilli sans aucune raison… Pourquoi ?
J’aimerais vous entraîner dans une petite énigme biblique. Relisez Luc 4.14-30.Tout commence bien, Jésus fait des miracles, il annonce qu’il accomplit une prophétie d’Esaïe, et tout le monde a l’air admiratif.
Mais ensuite, avant que qui que ce soit ait eu une réaction vraiment négative, Jésus a cette parole : « je vous le dis en vérité, aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie » (Luc 4.24). Comment cela se fait-il ?
D’autres problèmes
Et ce n’est pas la seule chose surprenante dans ce passage. Jésus continue en faisant référence à Elie et à Elisée. Mais Jésus ne fait pas référence à des moments où ces prophètes ont été mal traités en Israël. Il parle de moments où les prophètes sont allés faire des miracles pour des étrangers, alors qu’il y avait des gens à guérir en Israël. Jésus a aussi dit qu’on lui dirait : « médecin, guéris-toi toi-même ». Mais il enchaîne en disant « Fais ici, dans ta patrie, tout ce que nous avons appris que tu as fait à Capernaüm ». Jésus ne cite donc pas le proverbes pour dire que les gens vont l’accuser d’avoir lui-même une mauvaise santé ou une moralité douteuse, comme nous aurions tendance à le croire.
Tout cela n’est pas très cohérent avec l’idée que Jésus se plaint d’un mauvais accueil. C’est suffisamment étonnant pour que certains spécialistes du Nouveau Testament imaginent qu’il y a deux histoires différentes qui ont été mises ensemble de manière boiteuse. Cela ressemble fort à une solution de facilité pour ne pas chercher vraiment à comprendre.
Mais alors, que se passe-t-il dans ce passage ?
La clé
En fait, ce passage semble incohérent parce que nous traduisons mal la parole de Jésus. Il dit qu’aucun prophète n’est « dektos »(δεκτός) dans sa patrie. Il est vrai que ce mot vient du verbe « recevoir, accueillir », et qu’étymologiquement il signifie « bien accueilli » ou « acceptable ». Avec les passages parallèles dans Marc , Matthieu et Jean qui indiquent qu’un prophète n’est pas bien accueilli dans sa propre patrie, l’affaire semble claire à première vue, d’où la traduction de toutes les versions françaises que je connaisse.
Mais comme je l’ai indiqué, cette traduction pose un problème de cohérence. En plus, elle passe à côté de la manière dont le mot « dektos » est employé. Déjà, au verset 19, quand Jésus cite Esaïe, il est question d’une « année de grâce » ou d’une « année favorable » de la part du Seigneur. Or c’est précisément le même mot « dektos » qui est traduit là par « favorable ». Voilà déjà un indice qu’il n’a pas toujours son sens étymologique.
Cela s’explique par la manière dont le mot est employé dans la traduction grecque de l’Ancien Testament. Il a en effet été utilisé pour parler des sacrifices « bien accueillis » par le Seigneur, c’est-à-dire des sacrifices que Dieu accepte. Mais dans l’AT, on parle aussi de sacrifices « bien accueillis en faveur de » quelqu’un, c’est à dire de sacrifices qui ont un effet favorable pour la personne qui l’offre.
De cette manière, « dektos » a pris plutôt le sens « favorable, profitable »- et c’est ce sens qui se retrouve dans la citation d’Esaïe.
Résultat
Supposons maintenant dans notre passage qu’il faut toujours prendre « dektos » dans ce même sens :« je vous le dis en vérité, aucun prophète n’est favorable dans sa patrie »
Alors Jésus serait en train d’avertir qu’un prophète n’est pas là pour bénéficier premièrement à sa famille, ses proches et sa patrie. Cette fois, c’est tout à fait cohérent avec les exemples de la vie d’Élie et Élisée qu’il cite. Et c’est cohérent avec la demande qu’il attribue à la population locale : faire ici les miracles qu’il a fait ailleurs. D’ailleurs, « médecin, guéris-toi toi-même » pouvait aussi être utilisé pour appeler quelqu’un à faire bénéficier ses proches des bienfaits qu’il procure à d’autres.
Dès lors, on comprend aussi la colère de la population : ils étaient contents de ce que Jésus était « un enfant du pays », et voilà que non seulement il refuse de faire du favoritisme pour eux, mais en plus il annonce qu’il va bénéficier à des non-juifs, ce qui scandalise les juifs de l’époque.
Qu’en tirer ?
Vous me direz, c’est bien joli, mais que peut-on en tirer ? Bien sûr, il est déjà satisfaisant de voir un passage qui semblait compliqué devenir limpide. Cela nous montre aussi que Jésus annonçait dès le début de son ministère que toutes les nations en bénéficieraient.
Nous pouvons aussi être interpellés à ne pas garder pour nous la bonne nouvelle, à ne pas mettre Jésus à notre service au mépris du besoin des autres autour de nous. En effet, on risque parfois de faire de Jésus « notre Jésus », à notre service pour notre bien.
Mais Jésus n’est pas venu uniquement pour servir au confort de son Église ; son ministère est destiné à toucher les gens au-delà, à nous donc de faire sortir son message de nos murs.
[hr gap= »15″]
Cet article reprend de manière simple mon article : ‘Aucun prophète n’est propice dans sa propre patrie’ : la péricope de Nazareth, New Testament Studies, 2014, 60, 466-474. Les lecteurs qui veulent plus de détails et de justifications sont invités à le lire, soit sur sur mon site personnel (gratuit), soit en consultant l’édition en ligne (payant); © : Studiorum Novi Testamenti Societas. Le tout a commencé par une prédication sur ce texte.