Jacques Ellul – Les nouveaux possédés
Le texte ci-dessous est un abrégé du livre de Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, initialement publié en 1973, mais qui garde toute sa pertinence aujourd’hui.
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La post-chrétienté n’est pas une société a-religieuse. Quel est alors le malentendu ? Il tient au fait que le recul concerne le christianisme. Or, les occidentaux ont complètement assimilé christianisme et religion. […] Il faut donc séparer les deux faits et considérer l’explosion religieuse de notre époque en dehors des cadres du christianisme et même des » grandes religions traditionnelles ». Or, la singularité, la nouveauté tiennent à ce que ce mouvement religieux moderne se produit dans une société technicienne, par rapport à elle, en fonction d’elle. Et même, on pourrait dire que les nouvelles religions sont provoquées par la croissance technique. Tel est donc ce problème auquel ce livre essaie de répondre : quelle est la situation de la religion dans le monde technicien ? Elle est plus florissante que jamais.
Chapitre 1 – La chrétienté
Il s’agit du modelage de toute la société par la « vérité chrétienne ». La société médiévale est une chrétienté, cela ne veut pas dire que tous ses membres avaient une foi personnelle intériorisée en Jésus-Christ, mais que tous profitaient de la foi commune. Or cela tendait forcément à transformer le christianisme en idéologie, c’est-à-dire que le christianisme devenait une sorte de présupposé collectif.
La chrétienté présente un autre caractère fondamental : elle est aussi le lieu où l’Eglise assume la culture. Cela implique alors l’établissement par l’Eglise, pour cette société, d’un certain nombre de “principes chrétiens” applicables, principes concernant tous les domaines de la vie.
Chapitre 2 – Post-chrétienté – Sécularisation
C’est devenu un lieu commun que le monde moderne est un monde séculier, sécularisé, athée, laïcisé, désacralisé, démythisé. On veut, en gros, seulement exprimer l’idée que le monde moderne adulte ou majeur ne croit plus, il veut des preuves, il obéit à la raison et non plus à des croyances, surtout religieuses, et lui parler de religion n’a plus aucun sens. Le temps de la religion est fini.
Et, constatant que l’homme moderne reçoit plus ou moins une orientation technicienne, on en conclut implicitement : “C’est parce qu’il est imbu de science qu’il est non religieux”.
Or, c’est à partir de cette conviction que l’on assiste dans les Eglises à une tentative de renouvellement impressionnante pour arriver à rejoindre à nouveau cet homme (soit disant a-religieux), et à faire passer le message évangélique. Nouvelles théologies, nouvelles structures d’Eglises, insertion dans le monde moderne, tentatives de témoignage et de prédications non religieuses, etc.
En réalité tout le mouvement et la “crise” de l’Eglise actuelle reposent sur cette conviction. C’est pourquoi je pense qu’il est fondamental de savoir si, oui ou non, la constatation est exacte, et si vraiment nous sommes dans un temps déréligiosisé. Il est bien essentiel de savoir si oui ou non l’homme moderne est religieux ou irreligieux.
1- La post-chrétienté (ou société a-chrétienne) est le résultat d’un processus de déchristianisation.
D’une part, le christianisme a perdu une part de sa vitalité, il est devenu morale, système philosophique, organisation ecclésisatique, ressassement de conformismes, hypocrisie… D’autre part, se développaient des pensées non chrétiennes, ou anti-chrétiennes…. Cette déchristianisation s’est enfin confirmée avec le développement de la science, en particulier des sciences physiques et historiques. Les préoccupations principales sont de type politique et non plus spirituel, l’homme moderne ne comprend plus le vocabulaire chrétien, les termes chrétiens n’ont plus de poids et de contenu, ce qui implique en fait que les conceptions de vie sont tellement étrangères que les mots chrétiens n’éveillent plus rien, ou seulement des idées fausses, ayant reçu maintenant un contenu politique (justice, paix).
Cette déchristianisation s’exprime encore dans une conception matérialiste de la vie, un matérialisme non intellectuel et philosophique mais concret (confort, niveau de vie, allongement de la vie), associé à une croyance au progrès, appuyée sur les faits (l’homme avance toujours vers un mieux, il réalise davantage le bien…). Tout cela a joué dans le sens progressif d’une déchristianisation.
Est-ce parce que les mouvements hostiles se sont développés que le christianisme a reculé, ou bien est-ce parce que le christianisme s’était perverti qu’il a provoqué la naissance d’un nouvel horizon, d’une nouvelle conception du monde et de l’homme ? Les deux semblent avoir marché de pair.
Le christianisme n’est plus l’évidence. Il n’est plus l’échelle des valeurs communes, (il n’est plus) le point de référence spontanément offert par la conscience pour toutes les pensées et les actions, le critère de jugement. Il n’est plus le “lieu commun évident”. Il a été remplacé dans cet office indispensable dans la conscience collective par le socialisme.
Par ailleurs, l’Eglise, non seulement ne recouvre plus la société, n’a plus de pouvoir dans le monde, mais surtout elle est strictement cantonnée dans un certain rôle. C’est ce cantonnement qui est l’un des aspects majeurs de la post-chrétienté.
Cette institution de la post-chrétienté voit fleurir en elle l’attitude humaine correspondante, à savoir l’humanisme athée. Ce contenu idéologique me paraît pouvoir être résumé ainsi : l’homme est la mesure de toute chose. On ne juge plus rien par rapport à un absolu ou par rapport à une révélation ou une transcendance. Tout doit être ramené à l’homme… On place très haut la valeur de l’homme, et sans cesse on en viendra à parler de l’homme, ce qui conduit ou bien à un idéalisme délirant, négateur des faits, ou bien à un désespoir, à une angoisse sans fond, à laquelle sans fin l’homme tente de s’échapper.
2- La société sécularisée
En parlant au niveau et selon le contexte idéologique de l’homme de ce temps, le chrétien ne parle pas d’autre chose que le non-chrétien, c’est-à-dire ne parle plus de Dieu. On a beau appeler cela “sécularisation positive”, opposée à la sécularisation négative qui consiste à ignorer purement et simplement, le non-chrétien ne peut y voir qu’une confirmation de son orientation.
3- Le sacré aujourd’hui
Le 3 mai 1961, M. Khrouchtchev s’adressant à M. Nasser a déclaré : “En tout honneur, je vous mets en garde, je vous dis : le communisme est sacré”. En réalité, depuis près d’un demi-siècle nous asistons à une invasion massive du sacré comme du religieux dans notre monde occidental. L’homme rationnel n’a pu s’en tenir à sa rationnalité.
De toute façon ce n’est pas parce que le christianisme n’est plus la religion des masses, qu’il est permis de dire que l’homme aujourd’hui n’est plus religieux : au contraire, il est aussi religieux que l’homme médiéval ! Ce n’est pas parce qu’on prétend évacuer le sacré de la nature, du sexe et de la mort qu’il n’y a plus de sacré maintenant ! Au contraire, le sacré prolifère autour de nous.
Or, telle est la nouveauté de ce temps : l’expérience la plus profonde de l’homme moderne n’est plus celle de la nature. Il n’a pratiquement plus de relation avec elle. Il vit et ne connaît dès sa naissance qu’un monde artificiel ; les dangers qu’il rencontre sont du domaine de l’artificiel…
4- Qui est-il ?
Il s’agit bien d’une croyance au sacré. La technique est le dieu qui sauve : elle est bonne par essence . La technique provoque maintenant plus souvent des délires apocalyptiques ou des vision du royaume de Dieu (Toffler !) que des réflexion raisonnables.
Il ne faut jamais oublier que l’ordre sacré n’est pas un ordre externe, froid, administratif : il suppose adoration, communion, abandon et dédicace de soi, exaltation de cette puissance sacralisante ; il n’y a sacré que lorsqu’il y a “dévotion”, et c’est bien ce que signifie le vertige technique saisissant l’homme moderne.
Clauda pour les chrétiens
A la suite de l’opération scientifique, l’homme moderne est bien plus religieux, bien plus dépendant, bien plus in-sacralisé qu’il ne l’était auparavant. Mais plus insidieusement. L’élimination des religions traditionnelles par la culture moderne est une opération créatrice de nouvelles religions, c’est tout. Autrement dit, les intellectuels chrétiens modernes, les théologiens, les journalistes et les pasteurs ont commis une erreur gigantesque d’interprétation du monde actuel, ce qui entraîne une erreur gigantesque d’orientation de l’action des chrétiens et de l’Eglise.
Je crois que dans toute l’histoire de l’Eglise, il y a eu finalement trois erreurs phénoménales dont tout le reste a dépendu.
- La première de ces erreurs peut être cataloguée comme le constantinisme. A condition de ne pas y voir seulement l’acceptation par l’Etat, le pacte avec le pouvoir, mais déjà l’orientation de vouloir gagner au christianisme les puissants, les sphères dirigeantes, ce qui nécessitait la création d’un néo-christianisme.
– - La deuxième de ces erreurs peut être considérée comme l’erreur culturelle, à savoir le christianisme devenant le réceptacle des civilisations passées, instaurateur de culture, synthèse des philosophies, ce qui nécessitait l’élaboration d’un autre néo-christianisme.
– - La troisième de ces erreurs est celle que nous commettons actuellement en croyant que nous avons à nous situer dans un monde laïque, sécularisé, scientifique, rationnel et à reconstruire un néo-christianisme en fonction de cela.
Vouloir que les objets techniques ne soient que des objets, ramenés à leur utilité, mesurés avec un oeil froid, et méprisés pour leur usage toujours vil – et qu’ils ne donnent en rien le sens de la vie. Vouloir que la technique ne soit qu’un ensemble de moyens, qui doivent être passés au laminoir de la vérité, procédés utilitaires, bien-sûr intéressants, mais qui n’enrichissent pas la vie, qui ne permettent aucun essor spirituel, et qui ne caractérisent en rien l’homme. Vouloir que la science soit une représentation parmi d’autres possibles du monde dans lequel nous vivons et qu’elle ne donne jamais la clé de la vérité.
Qui s’attaque au Dieu biblique pour le démythifier, le désacraliser au lieu de s’attaquer à ces divinités-là, voue à la mort, et à la mort non seulement spirituelle mais aussi physique, des millions d’homme. C’est là que réside la responsabilité chrétienne.
[La vocation des chrétiens] ne peut s’effectuer que par un combat explicite et clair contre l’idolâtrie. Celle-ci n’est pas disparue, bien loin de là. Et s’il n’y a pas à retirer le mot Dieu des confusions idolâtres, il y a à lui redonner sens par la dénonciation, récusation, accusation des autres dieux voilés, cachés, secrets, qui assiègent et séduisent d’autant plus sûrement qu’ils ne se déclarent pas eux-mêmes démonstrativement dieux.
On comprend que la tâche des chrétiens et de l’Eglise est totalement différente, suivant que l’on estime être dans un monde sécularisé, social, laïque et majeur, prêt à recevoir et entendre un Evangile démythifié, rationalisé, explicité, humanisé, les deux, monde et Evangile, se trouvant en plein accord spontané puisqu’ils seraient tous deux non religieux, ou bien que l’on estime être dans un monde peuplé de dieux cachés, hanté de mythes et de rêves, vibrant de pulsions irrationnelles, oscillant de mystique à mystique, dans lequel la Révélation chrétienne aurait une fois encore un rôle négateur, destructeur des hantises sacrées, des fantasmagories religieuses, pour la libération de l’homme et pour accession non à lui-même tel que ses démons le poussent à se vouloir mais à lui-même tel que son Père le veut.
Le combat de la foi est devant nous. Il est nécessaire si nous croyons qu’il y a une vérité dans la Révélation de Dieu en Jésus-Christ telle qu’elle est explicitée dans l’Ecriture. Assurément, cela implique que les religions et le sacré modernes sont des erreurs ou des mensonges. Assurément si nous considérons qu’il faut se refuser à toute disctinction entre erreur et vérité, nous sommes libres de le faire. Mais alors, de grâce, cessons de parler de Jésus-Christ, qui s’est désigné comme la Vérité.
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