Calembour et exégèse, ou pourquoi mon pasteur a un humour pourri
- Qui suis-je, où cours-je et dans quel état j’erre ?
- Je n’ai rien pour attirer, je n’ai que des appâts rances.
- Le peuple d’Israël
– Sraël !
Voilà quelques grands morceaux d’humour commis par des pasteurs et théologiens. Cet article part en effet de la constatation que beaucoup d’entre eux on un humour particulier, un humour «à deux balles», un humour «pourri».
Jeux de mots, calembours, contrepèteries, doubles-sens, ils s’en donnent à cœur-joie. Dans certains cas, chacune de leurs phrases doit être examinée avec attention pour s’assurer qu’elle ne cache pas un sens secret. Ils ne manqueront pas une occasion de parler de la Croix en disant «c’est crucial». Ils seront également très doués pour facétieusement comprendre un autre sens de tout ce qu’on peut leur dire. Ils abuseront des jeux de mots laids pour gens bêtes avec le cerveau lent.
Ils joueront aussi sur les traductions, comme cet éminent théologien qui traduisait «bottom line» par «ligne des fesses», ou dans le proverbial «que le seigneur vous use et vous blesse»(pour «may the Lord use you and bless you»).
Ce n’est pas le cas de tout le monde, les théologiens qui n’infligent pas de mauvaises blagues à leur entourage peuvent continuer à se sentir théologiens. Cependant, il m’a semblé qu’il y avait un constat à analyser.
Avant de réfléchir sur ce constat, je propose de rapidement l’étayer en montrant des antécédents dans la Bible et la théologie.
1- Des précédents
La Bible contient une certaine quantité d’occurrence qui se rapprochent du jeu de mot, j’en mentionnerai quelques exemples.Il n’est pas clair à priori si ces cas peuvent servir d’excuse aux habitudes dont je parle, ou s’ils ne font que prouver que cela fait 2’000 ans que cela dure.
Un exemple constaté en préparant une prédication [1] se trouve dans Ecclésiaste 7.5-6 :
Mieux vaut écouter les reproches d’un sage qu’être homme à écouter la chanson (shir) des gens stupides.
Comme les épines (sirim) qui crépitent sous la marmite (sir), tel est le rire des gens stupides [2] .
Dans notre traduction française, le choix des mots semble spécial, les épines qui crépitent sous la marmite, cela ne nous évoque pas grand chose. En regardant l’hébreu, on constate que le choix des mots est basé sur une assonance et une homonymie : le chant (shir) ressemble fortement au mot marmite (sir), lui même identique au mot chardon (sirim, qui est le pluriel de sir).
D’autres textes bibliques recourent également aux jeux de mots. L’évangile de Jean par exemple est noté pour son ironie [3] . En matière de jeux de mots, on peut noter son usage répété d’«être élevé», un terme dénotant normalement un situation d’honneur, pour annoncer la crucifixion de Jésus. Ajoutons aussi dans l’entretien avec Nicodème (Jean 3.1-21) l’emploi d’anôthen ; ce terme peut signifier «d’en haut», ou bien «une nouvelle fois». Lorsque Jésus dit qu’on ne peut voir le royaume de Dieu sans être né anôthen (Jn 3.4), l’idée d’une naissance d’en haut est certainement présente, comme le montre la suite du passage avec la dialectique entre ce qui est d’en haut et ce qui est d’en bas (Jn 3.12-13). Le pauvre Nicodème ne comprends que le sens «une nouvelle fois», et l’interprète le plus littéralement possible, ce qui lui pose problème, comme il ne peut envisager retourner dans le sein de sa mère pour naître à nouveau.
L’épitre aux hébreux [4] fait aussi appel à un jeu de mot classiques : il a appris (emathen) par ce qu’il a souffert (epathen — Hébreux 5.8).
Il y aurait certainement bien plus à dire sur la Bible, mais je vais conclure cette partie sur les précédents avec un exemple venant cette fois du sérieux et austère Jean Calvin.
Dans un passage sur la confession des péchés, il s’attaque au caractère obligatoire de la confession dans l’église catholique de son temps. Il cite le décret du concile de Latran, qui rend la confession obligatoire pour tous les fidèles «des deux sexes» (utruisque sexus). Il en tire que «personne, à moins qu’il ne soit hermaphrodite, n’est tenu de se confesser» [5] .
On préférera attribuer cela à l’humour qu’à la mauvaise foi… D’autant que si la foi de Calvin est mauvaise, les réformés auront quelques problèmes…
2- Lien avec l’exégèse
J’aimerais maintenant passer au lien entre jeux de mots et exégèse. La tâche de l’exégète est de rechercher le sens original d’un texte, en prenant garde de ne pas simplement reproduire l’interprétation commune.
Dans cette tâche de recherche du sens le plus probable, il faut être prêt à envisager tous les sens possibles des mots que l’on a sous les yeux. On ne devra pas s’arrêter à ce qui semble évident, mais envisager que d’autres sens d’un même mot puissent s’appliquer. Parfois, il faudra proposer de ponctuer les phrases du texte autrement que dans les éditions courantes (sachant que les textes les plus anciens n’avaient pas une ponctuation semblable à la nôtre). Cela peut être important ; pensez en Français à la différence entre «on mange, les enfants !» et «on mange les enfants» ; ou en anglais, entre «eats shoots and leaves» et «eats, shoots and leaves».
Parfois, il faudra même penser à couper les mots différemment, puisque les écritures anciennes n’utilisaient pas toutes l’espace pour séparer les mots — pour ne pas confondre un contrôleur avec un con trolleur, convaincu avec con vaincu, etc. Dans certains cas, il faut aussi envisager ce qu’une différence d’une ou deux lettres pourrait changer au sens du texte. D’une part à cause des erreurs de copies, toujours possibles. D’autre part, en ce qui concerne l’hébreu, les voyelles ont été fixée bien après l’écriture du texte d’origine ; il peut donc arriver qu’une vocalisation différente de celle du texte reçu donne un sens plus proche de l’intention de l’auteur d’origine.
Tout cela se complique encore lorsque l’on s’attaque à des textes qui sont eux-même des traductions. Par exemple, lorsque le texte de la traduction grecque de l’Ancien Testament diffère de notre texte hébreu actuel, on a à se demander «quel pouvaient être les mots hébreux que ce traducteurs avait sous les yeux pour donner ce sens-là ?».
En bref, l’exégète, ainsi que ceux qui sont confrontés à l’exégèse au cours de leurs études, est amené à pratiquer toute une gymnastique intellectuelle sur les divers sens des mots ainsi que sur leur forme.
Ce que je propose, c’est que l’humour «pourri» dont je parle ici n’est que le débordement de cette gymnastique : les habitudes du travail exégétique appliquées à la langue française (ou autre) font voir les occasions de placer tous jeux de mots que l’on viendra à apprécier ou à déplorer. Comme Victor Hugo le fait dire à un de ses personnages, «le calembour est la fiente de l’esprit qui vole» [6] : un humour douteux est un sous-produit d’une certaine agilité d’esprit.
Bien sûr, le lien peut aussi être inversé ; peut-être une certaine agilité avec les mots produit-elle cet humour, et cette même agilité conduit-elle à apprécier l’exégèse ou à y exceller. Sans doute, le lien peut fonctionner à double sens et ce de manière simultanée.
J’ajouterai encore une cause mineure à cette affection pour le jeux de mots. C’est que l’humour est une chose en soit agréable, mais que de nombreuse formes d’humour se pratiquent aux dépens de quelqu’un. Moquerie, satire, ironie, l’humour n’est pas toujours tendre. Les pasteurs et théologiens peuvent préférer éviter ce genre d’humour, que ce soit par charité, par souci de leur image ou par obéissance aux commandements du Christ.
Le jeu de mot est en règle générale une manière de faire de l’humour qui peut casser les pieds des gens, mais pas leur identité ou leur réputation. Il peut ainsi servir d’exutoire pour ne pas se retrouver à pratiquer l’humour sur un mode acide ou méchant.
3- Conclusion
Ainsi donc, pardonnez à ceux qui vous font subir leur humour déplorable. Il s’agit peut-être d’exégètes en devenir ou en fait, qui exercent ou laissent s’exprimer leurs compétences textuelles.
Prenez pitié, rigolez un peu, priez pour eux, et dans le pire des cas, envoyez-les faire de la théologie !
Notes et références
[1] Qui se trouve sous http://jrmoret.ch/Predic.html.
[2] La Nouvelle Bible Segond, Société Biblique Française, 2002.
[3] Voir par exemple Paul D. Duke, Irony in the Fourth Gospel, John Knox, 1985.
[4] Avec un nom pareil, elle pourrait avoir été écrite par des pitres à l’adresse de drôles de zèbres.
[5] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Kerygma – Excelsis, Aix-en-Provence – Cléon d’Andran, 2009, III.iv.7, p. 566-567.
[6] Victor Hugo, Les misérables, livre 3e , chapitre VII, d’après http://www.livresse.com/Livres-enligne/lesmiserables/010307.shtml