Peut-on réconcilier l’Evangile et la culture ?
Nous avons le plaisir de vous présenter cet article d’André Tousch, missionnaire en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Depuis 2013, André, son épouse Aurélie et leurs enfants collaborent au sein d’une équipe pour faire des disciples de Christ parmi un peuple sans accès à l’Évangile : les Iski. Une communauté de croyants est née et grandit avec eux. André et Aurélie travaillent également à la traduction du Nouveau Testament dans la langue locale.
Nous voudrions vous encourager à suivre leur travail pionnier sur leur page missionnaire ici.
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L’intention des missionnaires est d’annoncer Jésus-Christ, pas une culture ou des règles humaines. Peu de missionnaires vont consciemment imposer leur culture là où ils annoncent l’évangile. En revanche, il existe un risque d’imposer inconsciemment sa culture et ses pratiques. Les habitudes de vie du missionnaire et les formes de sa pratique chrétienne sont largement influencées par sa culture. S’il veut éviter de mélanger culture et évangile, il est bon qu’il prenne du recul et évalue comment l’évangile influence sa vie dans le contexte de sa propre culture. En séparant le message de l’évangile et l’effet du message dans son contexte personnel, le missionnaire se prépare à voir le même message changer des vies dans une culture différente. Le même message produira des formes extérieures différentes dans des cultures différentes. On parle de contextualisation.
La contextualisation, d’un point de vue évangélique, c’est l’adaptation des formes extérieures du christianismes à une culture, tout en restant fidèle au sens du message de l’évangile. Le missionnaire contextualise le message en aidant l’église autochtone à adopter des formes et des pratiques qui correspondent à une expression cohérente de l’évangile dans la culture locale.
Un missionnaire qui ne contextualise pas le message risque de suggérer aux croyants des pratiques, voire d’imposer des règles, qui ne font pas partie du message évangélique, mais de sa propre culture.
Le missionnaire et son bagage culturel
Un exemple simple qui a usé les nerfs de milliers de missionnaires : les montres et la ponctualité. Les montres sont une invention moderne. Notre société moderne s’organise en divisant le temps de façon précise et méthodique, et depuis notre enfance nous avons appris à être à l’heure. La ponctualité est vue comme une vertu, et personne n’aime attendre un retardataire. Dans notre contexte occidental, être ponctuel est un aspect de l’amour du prochain. Nous avons tous un emploi du temps chargé et respecter les horaires, c’est aussi respecter les autres. De là, il n’y a qu’un pas pour dire que la ponctualité est une vertu chrétienne. C’est simple tant qu’on est dans un contexte où tout le monde sait lire l’heure, où tout le monde a grandi avec une montre au poignet et où cette façon de faire est consensuelle.
Combien de missionnaires se sont découragés en voulant imposer l’heure aux croyants ? « Je vous ai donné rendez-vous à neuf heures et vous aviez dit ‘oui.’ Mais vous êtes arrivés à onze heures ! » La ponctualité est-elle une vertu chrétienne ? Il n’y avait pas d’horloge à l’époque de Jésus et des apôtres. La société n’était pas aussi rigoureuse dans sa gestion du temps qu’elle ne l’est actuellement. [i]
Le missionnaire doit savoir discerner ce qui est une vertu dans sa culture, mais qui ne l’est pas forcément dans un contexte différent. En Papouasie, le missionnaire ponctuel va apprendre à fonctionner différemment, à s’adapter à une culture qui prend son temps, et qui ne se donne pas rendez-vous à une heure précise. Dans notre village papou, parmi le peuple Iski, la réunion d’église est annoncée par un tambour, qui s’entend dans tout le village ; chacun se prépare, s’habille, mange, puis se met en route pour l’église. La louange commence pendant que les gens se rassemblent, et la prédication quand tout le monde est arrivé. La durée de la réunion n’est pas non plus fixée à l’avance. Ce qui compte, ce n’est pas de commencer à l’heure, mais de s’attendre les uns les autres pour commencer ensemble.
Si le missionnaire ne prend pas de recul, et continue à regarder la ponctualité comme un principe biblique relevant de l’amour du prochain, quels sont les risques pour lui et pour l’église locale ? Tout d’abord, le missionnaire sera frustré, fatigué. Il aura l’impression de passer son temps à attendre. Il cherchera à changer cet aspect de la culture locale, persuadé qu’un changement serait profitable pour l’avancement spirituel des croyants. Enfin, peut-être quelques-uns des autochtones sortiront du lot et se démarqueront par une ponctualité contre-culturelle ; le missionnaire considérera alors ces croyant comme « plus matures » – la ponctualité étant vue comme une vertu chrétienne, au même titre que la générosité et l’hospitalité ; son évaluation de la maturité des croyants prendra en compte cet aspect culturel et non biblique, et cela contribuera à l’incompréhension et au découragement pour ceux qui n’arrivent pas à être à l’heure.
La culture Biblique
L’évangile n’est pas un message attaché à une culture. C’est un message universel. C’est le message de Jésus-Christ venu dans le monde pour sauver des pécheurs par sa mort propitiatoire. Ce message a d’abord été annoncé aux Juifs, qui vivaient dans une culture bien particulière, modelée par des siècles de révélation divine ; puis le message a a été annoncé aux non-juifs et, enfin, a été proclamé jusqu’aux extrémités de la terre.
Quand les apôtres annonçaient l’évangile, ils n’encourageaient pas les croyants d’origine païenne à adopter la culture juive. En annonçant l’évangile aux païens, Paul s’adaptait lui-même au mode de vie de ceux à qui il annonçait l’évangile : 1 Corinthiens 9.21 « avec les sans-loi, comme un sans-loi, afin de gagner les sans-loi. » (NBS) Avec les « sans-montre », le missionnaire doit être un sans-montre, afin de gagner les sans-montre.
Le missionnaire doit donc identifier ce qui, dans sa façon de vivre, est le fruit de la culture dans laquelle il a grandit – par exemple, la ponctualité pour un occidental. Mais il doit aussi identifier ce qui dans le message Biblique est culturel, ce qui relève de la culture de l’époque plutôt que de la révélation divine. Les églises occidentales ne suivent pas toutes les coutumes de l’église du premier siècle ; par exemple, les premiers chrétiens se lavaient les pieds les uns aux autres, mais cette pratique n’est plus d’actualité en occident de nos jours ; elle a été reconnue comme un élément de la culture de l’époque.[ii] Mais qu’en est-il, par exemple, de la sainte-cène ? Doit-on utiliser du pain et du vin (ou du jus de raisin) dans un pays où il est difficile de se procurer ces aliments ? Les aliments ont-ils une importance fondamentale, ou bien s’agit-il simplement d’aliments qui étaient communs dans la culture juive, et qui pourraient être remplacés par une nourriture et une boisson locale ? Le missionnaire Français ne s’est peut-être jamais posé la question, puisqu’il vit dans un pays où le pain et le vin sont tout aussi communs que dans la culture juive. En Papouasie, de nombreuses églises utilisent des ingrédients locaux, par exemple du jus de coco pour le vin et des galettes de sagou pour le pain. On cherche à rester au plus proche des éléments originaux, mais en gardant à l’esprit ce principe : l’église autochtone doit être indépendante des églises occidentales pour la pratique de la cène. Mieux vaut un ingrédient local, que du vin importé par les missionnaires.
Le pur évangile
Une fois que le missionnaire a identifié ce qui, dans sa pratique personnelle de la foi, relève de sa culture, ou d’éléments de culture Biblique, il peut communiquer le message de l’évangile débarrassé des éléments culturels qui pourraient créer obstacle à la réception du message chez l’auditeur. Attention, il ne s’agit pas de retirer tout ce qui est choquant dans l’évangile, d’en faire une version « à la mode locale » afin qu’un plus grand nombre l’acceptent. L’évangile reste un message qui va choquer les hommes de toutes cultures. Le message de la croix est une folie pour les Grecs et une occasion de chute pour les Juifs (1 Corinthiens 1.23). On ne peut pas éviter de choquer, mais on ne veut pas choquer pour de mauvaises raisons !
Ce que l’on veut éviter, c’est :
(1) Que l’évangile soit rejeté non pas à cause du message de la croix, mais à cause des éléments non-bibliques qui sont prêchés en plus du message, et qui créent une barrière entre l’audience et le message (imaginez l’obstacle que créerait la pratique du lavage des pieds en France au XXIème siècle).
(2) Que l’évangile soit accepté avec un ensemble de rites ou de pratiques non-bibliques, en sorte que l’expression locale de la foi ne sera pas le résultat de l’œuvre du Saint-Esprit dans la culture locale, mais une copie du résultat de l’œuvre du Saint-Esprit dans la vie du missionnaire. En imposant les « fruits » (ponctualité, façon de s’habiller, …), le missionnaire :
- Empêche les vrais fruits d’apparaître naturellement.
- Ne reconnaît pas les vrais fruits de l’Esprit, parce qu’ils ne correspondent pas à sa grille de lecture culturelle.
- Pousse au légalisme : le croyant se sent en communion avec ceux qui ont les mêmes pratiques, au lieu d’être en communion avec ceux qui sont en Christ. Les œuvres extérieures prennent le dessus, et après un certain temps le message du salut par la foi est relégué au second plan.
- Met en place des pratiques qui n’auront pas de sens pour les générations futures. La première génération de convertis justifie ses pratiques par l’argument : « le missionnaire nous a dit de faire comme ça. »
La couleur de l’évangile ne change pas ; mais en fonction des couleurs locales, l’expression de l’évangile sera différente.
La culture autochtone
Nous avons parlé de la culture du missionnaire, mais il faut aussi mentionner, bien sûr, la culture de l’audience. Que faut-il garder, que faut-il jeter, dans la culture locale ? On commence souvent par cette question, mais avant d’en arriver là, le missionnaire doit se dépouiller de sa culture, apprendre la culture locale, puis annoncer l’évangile, et enfin voir des gens se poser la question : maintenant que nous sommes en Christ, que fait-on de notre culture ?
Là encore le missionnaire devra faire preuve de patience et d’humilité. Il est tentant de vouloir trancher avec un œil extérieur. Mais même après des années passées dans la tribu à partager la vie des gens, je suis toujours moins bien placé qu’un croyant Iski pour juger de la culture.
Deux risques :
(1) L’autochtone rejette une pratique culturelle sans conviction, pour plaire au missionnaire, mais sans comprendre la fondation biblique de son geste.
(2) L’église locale (ou le missionnaire) légifère au lieu de laisser chacun être pleinement convaincu.
Si les croyants ne portent pas de fruits et continuent à se délecter des pratiques perverses et occultes de leurs concitoyens, le problème est bien plus profond qu’un problème culturel. C’est un problème de carnalité comme dans l’église de Corinthe à l’époque de Paul ; prostitution, débauche, divisions, idolâtrie, l’église allait très mal. Mais si les croyants marchent selon l’Esprit, ils vont d’eux-mêmes rejeter une foule de pratiques : sacrifices, rites de guérison, rites d’initiation, culte des esprits, guerres tribales, ivrognerie, drogue, les croyants Iski ont rejeté toutes ces pratiques. L’œuvre du Saint-Esprit a été manifeste.
L’évangile a aussi changé d’autres aspects de leur vie, qui s’opposaient de façon moins criante aux principes bibliques, par exemple en ce qui concerne la vie de famille. Dans la culture Iski, traditionnellement matrilinéaire[iii], les hommes sont plus proches de leurs neveux que de leurs propres enfants. Les pères ne s’occupaient pas ou peu de l’éducation de leurs enfants. Dans une certaine mesure, l’évangile a remis en question la structure traditionnelle de la famille, en redonnant au père sa place dans l’éducation des enfants, au détriment des oncles. La société reste matrilinéaire, mais il y a un réajustement pour se conformer au modèle biblique de la famille. Là encore les chrétiens ont pu voir le décalage entre leur culture et l’enseignement biblique, et se remettre en question.
Si une différence culturelle gène le missionnaire, mais ne s’oppose à aucun principe biblique, celui-ci doit se garder de juger et d’imposer son point de vue. Si le missionnaire est le seul à être gêné, et que des chrétiens matures, remplis du Saint-Esprit, ne voient pas de problème, il s’agit probablement d’une différence de culture et non d’un problème de péché.
L’évangile est un message universel, qui n’est pas limité par une culture particulière. Toutes les cultures ont du bon et du mauvais. Avec le temps, l’évangile transformera la culture – par l’œuvre du Saint-Esprit, et non par l’imitation de la pratique des églises occidentales. Avec son regard extérieur, le missionnaire peut parfois apporter une critique constructive sur certains biais de la culture locale, mais il doit prendre garde à rester dans son rôle : il est là pour annoncer l’évangile, pas pour transformer la culture à marche forcée.
Trois livres pour aller plus loin
Tu es différent… moi aussi ! par Sarah A. Lanier. Si le sujet des différences culturelles est nouveau pour vous, je vous recommande ce petit livre d’introduction. Sarah Lanier y présente de façon simple et vivante le sujet de la différence culturelle. (Titre original en Anglais : Foreign to Familiar)
The Gospel in Human Contexts par Paul G. Hiebert (Anglais) Un ouvrage plus académique par un des plus grands spécialistes de l’anthropologie missiologique. Paul Hiebert y aborde la question de l’expression culturelle de l’évangile et la contextualisation.
Transforming Worldviews par Paul G. Hiebert (Anglais) L’auteur décrit différentes familles de cultures en termes de thèmes et de contre-thèmes, et offre une analyse pertinente de la culture occidentale moderne à la lumière de la révélation biblique. Vous ne regarderez plus votre culture de la même façon.
Notes et références
[i] Avoir notre emploi du temps réglé sur une horloge, est-ce une vertu chrétienne ? Plusieurs auteurs ont critiqué l’asservissement de l’homme à l’horloge et les conséquences sur la vie spirituelle. L’auteur séculier Neil Postman écrivait en 1985 : « Le tic-tac inexorable de l’horloge a peut-être contribué davantage à l’affaiblissement de la suprématie de Dieu que tous les traités produits par les philosophes du siècle des Lumières. » (cité par Paul Hiebert, Transforming Worldviews, Kindle Locations 1067-1068)
[ii] John Stott explique à ce sujet : « Dans les Écritures, nous devons discerner entre l’essence de la révélation de Dieu (qui ne change pas) et son expression culturelle (qui peut changer). Nous sommes alors en position de préserver la première, et de transposer la seconde dans la culture contemporaine. Par exemple, en réponse au commandement de Jésus de se laver les pieds les uns des autres, nous n’obéissons pas littéralement en allant laver les pieds des gens, mais nous ne rejetons pas non plus ce passage comme s’il était inutile pour nous ; nous discernons sa valeur intrinsèque (aucun service rendu n’est trop avilissant si nous nous aimons les uns les autres) et nous le transposons pour notre époque (nous pouvons faire la vaisselle ou laver les toilettes avec joie). » (John Stott, 1 Timothy, The Bible Speaks Today, p. 78).
[iii] Dans une société matrilinéaire l’héritage se fait du côté de la mère. J’appartiens au clan de ma mère (pas de mon père) ; mes enfants appartiennent au clan de ma femme (pas au mien). J’ai donc une relation privilégiée avec mes oncles maternels et avec les enfants de mes sœurs.