Le livre d’Esther est-il réellement « historique » ?

 

Dimanche dernier, je donnais le coup d’envoi « officiel » de ma série de prédication sur Esther : l’introduction est à retrouver ici, la première exposition ici. J’y aborde très rapidement la question de la relation du livre d’Esther à l’histoire, sans pour autant présenter les débats toujours en cours à ce sujet.

Le présent article vise à combler ce vide 😁

Le livre d’Esther débute avec une formule hébraïque identique à celle qui ouvre plusieurs livres historiques (Josué, Juges et Samuel, notamment). De toute évidence, l’auteur veut connecter son récit à la grande historiographie biblique et présente les évènements qu’il décrit comme des faits avérés.

L’écrasante majorité des spécialistes estime pourtant que le livre d’Esther s’écarte de l’histoire en plusieurs points :

(1) Le nom de la reine désavouée, Vashti, ne concorde pas avec les données d’Hérodote, qui désigne la femme d’Assuérus/Xerxès par le nom d’Amestris.

(2) Si Mardochée avait réellement été emmené en captivité avec Jeconia (Jeojachin), comme le suggère Esther 2.6, il aurait eu plus de cent ans à l’époque de Xerxès.

(3) Le nombre de satrapies (régions administratives perses) mentionné dans Esther est incompatible avec les données des sources extra-bibliques. En Esther 1.1, le nombre est de 127, mais Hérodote en mentionne 20 et les inscriptions du règne de Darius entre 23 et 30. Quant au livre de Daniel, il donne le nombre de 120 (cf. Dan 6.1).

(4) Les rois perses établissaient leur harem sans distinction ethnique, mais ils prenaient généralement leurs épouses dans l’une des sept familles de la noblesse perse. C’est pourquoi le mariage d’Esther avec Xerxès est jugé peu probable.

(5) La pratique consistant à rendre les décrets du roi irrévocables est inconnue. Aucune source extra-biblique n’en témoigne.

 

Ces arguments sont-ils si décisifs ? Je ne le pense pas. Voici quelques éléments de réponse.

 

 

1- Le nom Vashti

Selon le livre d’Esther, Assuérus/Xerxès était marié à la reine Vashti. Pourtant, Hérodote appelle la reine « Amestris » et ne mentionne aucune autre épouse (Histoires, 7.114; 9.110-13.). Certains spécialistes suggèrent également qu’Amestris aurait accompagné Xerxès durant sa campagne en Grèce, mais cette hypothèse est très débattue. Dans tous les cas, Amestris était la reine mère durant le règne de son fils, Artaxerxès I, qui a succédé à Xerxès.

Comment répondre ?

Plusieurs commentateurs suggèrent qu’Amestris serait le nom grec de la reine, tandis que Vashti serait la transcription de son nom perse. Cette hypothèse est difficile à corroborer, notamment parce que les procédés de translitération du perse ancien à l’hébreu nous sont inconnus. Dans la même veine, Moore (Esther, 8) suggère que Vashti est très proche du mot perse pour décrire la beauté d’une femme. Auquel cas, il s’agirait d’un simple procédé littéraire pour décrire la reine connue par Hérodote sous le nom d’Amestris, qui était très belle (cf. Esther 1.10). Il pourrait également fonctionner comme un titre royal pour la reine.

Karen Jobes (Esther, 156) propose une explication qui parait très plausible. Selon elle, si Hérodote ne mentionne qu’Amestris, c’est peut-être parce qu’il ne s’intéressait qu’aux épouses royales ayant engendré des successeurs au trône de Perse. Hérodote, en effet, ne mentionne que deux des nombreuses épouses de Darius, le père de Xerxès. Or, ces deux femmes ont donné naissance à des fils qui se sont ensuite disputés le trône de leur père – un trône que Xerxès a finalement remporté.

Si Hérodote n’inclut dans son historiographie que les épouses royales directement concernées par la succession du trône, il est alors possible d’envisager l’existence d’autres reines, dont Esther.

 

 

2- L’âge de Mardochée

Esther 2.5-6 suggère que soit Mardochée, soit son ancêtre Kis, auraient été déportés au temps de Jeconia, c’est à dire au moment de la première séquence d’exil à Babylone (597 av. J.C.). La deuxième lecture est peu probable : Kis n’est autre que le père Saul (1 Sam 9.1), le tout premier roi d’Israël que l’auteur d’Esther veut contraster avec Mardochée (suivez la série de prédications si vous désirez savoir pourquoi !). Mais que dire de la première lecture ? Si elle est avérée, alors Mardochée aurait eu près de 100 ans, ce qui paraît improbable vu les responsabilités que le récit lui prête.

Une fois de plus, je laisse la parole à Jobes et à son commentaire très accessible sur Esther (p. 197-198) :

Cette référence ne signifie pas que Mardochée et Jéconia étaient contemporains. Elle indique plutôt la solidarité du peuple de l’alliance. Si l’auteur mentionne l’exil du roi de Juda, c’est pour associer Mardochée à l’exil hors de la « Terre promise » et à tout ce que cela implique. Il établit ainsi le contexte historique permettant de comprendre les événements qui vont se produire. Lorsque le roi de Juda a été exilé, c’est en quelque sorte l’ensemble du peuple de l’alliance qui est parti en exil, y compris ceux qui allaient naître à Babylone par la suite.

 

D’autre part, comme je le mentionnais dans mon introduction au livre d’Esther, une tablette découverte en 1904 à Persépolis fait mention d’un dénommé Marduka, fonctionnaire royal durant les premières années du règne de Xerxès, ce qui correspond au cadre historique de l’histoire d’Esther. Bien qu’il s’agisse d’un nom répandu et attesté par ailleurs, la correspondance avec le Mardochée biblique qui s’asseyait à la porte du roi, comme la plupart des fonctionnaires, est frappante.

 

 

3- Le nombre de provinces

Cette différence de nombre me semble être le moindre des problèmes soulevés par les commentateurs critiques. En effet, ni le texte d’Esther ni celui de Daniel ne semblent vouloir désigner les satrapies perses lorsqu’ils font allusion à 120 ou à 127 provinces.

Il est très probable qu’une « province » correspondait à la région immédiate entourant une ville, ce qui explique le grand nombre mentionné dans les livres bibliques mais également la variation entre Esther et Daniel, les cités conquises lors des campagnes de Xerxès en faisant mécaniquement augmenter la quantité.

 

 

4- Le choix d’un conjoint pour l’héritier du trône de Perse

L’argument de l’endogamie s’appuie sur la pratique de Darius, père d’Assuérus, mentionnée par Hérodote (Histoires 3.8). On notera cependant que, selon Plutarque (Vies parallèles : Artaxerxès 23.3), d’autres rois perses ont contrevenu à cette pratique.

D’autre part, Esther 2.10 indique clairement que Mardochée demande à sa nièce de cacher sa véritable identité (« son peuple et sa naissance »). Esther s’appelait en réalité Hadassa (« myrte »). Quant au nom « Esther », il dérive probablement du perse sitâr (« étoile »), à moins qu’il ne s’agisse d’une référence à la déesse babylonienne Ishtar.

Quoi qu’il en soit, le texte ne suggère en rien que Xerxès aurait fait preuve de discrimination envers une femme juive. Il semble que ses seuls critères étaient basée sur les « performances » de la future reine dans la chambre à coucher et sur son obéissance devant la cour.

 

 

5- Le caractère irrévocable de la loi perse

Il est vrai qu’aucune source extra-biblique ne corrobore l’irrévocabilité des décrets légaux perses et mèdes. D’ailleurs, comme de nombreux spécialistes le notent (Fox, par exemple), aucun royaume ne saurait être gouverné de cette manière !

On peut se demander, dès lors, si c’est bien cette idée que les livres d’Esther et de Daniel (cf. Dan 6.9, 13, 16) véhiculent. Pour plusieurs commentateurs, il s’agit simplement d’un motif littéraire. Jobes (p.162), par exemple, suggère qu’il vise surtout à présenter l’orgueil des dirigeants perses sous un angle satirique. Cette explication est possible, surtout lorsque l’humour du livre d’Esther est réellement pris au sérieux (!), mais elle est plus difficilement applicable aux occurrences du livre de Daniel.

La proposition d’Adele Berlin (Esther, 18) me paraît plus convaincante :

Je me demande si les exégètes n’ont pas accordé trop de poids à l’expression loʾ yaʿavorLoʾ yaʿavor est la façon courante, en hébreu biblique tardif et en hébreu mishnaïque, de dire « transgresser, enfreindre ou contrevenir à une loi » (cf. Dn. 9.11 ; Job 14.5 ; 2 Chr 24.20). Il apparaît dans ce sens dans Esther 3.3, où Mardochée désobéit à l’ordre de se prosterner devant Haman, et dans 9.27, où il fait référence à l’observance, sans faute et sans exception, de la fête de Purim. En 1.19, Memucan souligne la gravité de la question en disant que la décision du roi doit devenir une loi qui ne doit pas être enfreinte, c’est-à-dire une loi à laquelle il ne doit y avoir aucune exception.

 

Il reste néanmoins un dernier problème. Au chapitre 8, Esther demande à ce que le roi fasse écrire des lettres pour « révoquer » celles conçues par Haman (cf. Esther 8.5). Une telle demande d’abrogation semble confirmer l’interprétation de Berlin, à moins qu’Esther ignorait l’hypothétique irrévocabilité des lois perses. Cependant le verbe utilisé n’est pas exactement le même : l’expression le’hashiv visait sans doute à faire revenir le décret d’Haman avant qu’il ne soit distribué (le verbe shuv dans cette forme verbale signifie « retourner, faire revenir »). Si cette interprétation est correcte, ce que demande Esther n’est pas l’abrogation de la loi, mais l’interception des lettres qui ont été envoyées.

Malheureusement, l’édit d’Haman avait été promulgué plusieurs jours auparavant ; il était donc déjà en circulation dans certaines provinces de l’empire. C’est pourquoi Xerxès dit au v.9 que son décret « ne peut pas être retourné » (le’hashiv), et non qu’il est « irrévocable ». Puisqu’il en est ainsi, les lettres écrites avec le cachet du roi vont plutôt autoriser les juifs à se défendre et à mettre en pièce leurs ennemis (cf. Esther 8.9-14).

Cette interprétation, défendue notamment par Rashi à l’époque médiévale, semble tout à fait cohérente avec les données comparatives dont nous disposons et règle le problème historique de l’irrévocabilité des lois perses et mèdes.

 

 

 

 

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Guillaume Bourin est co-fondateur du blog Le Bon Combat et directeur des formations #Transmettre. Docteur en théologie (Ph.D., University of Aberdeen, 2021), il est l'auteur du livre Je répandrai sur vous une eau pure : perspectives bibliques sur la régénération baptismale (2018, Éditions Impact Academia) et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs. Guillaume est marié à Elodie et est l'heureux papa de Jules et de Maël