Points de contact entre le livre d’Esther et le récit de Joseph en Egypte
Dans mon introduction au livre d’Esther, j’ai évoqué l’existence de similitudes notables avec l’histoire de Joseph. Ces deux récits ont maintes fois été comparés, et ce dès l’époque rabbinique.
Le modèle allusif employé par l’auteur est toutefois difficile à appréhender. Grossman consacre un article entier à la « dynamique analogique » du livre d’Esther et note qu’en plusieurs cas, les références à un personnage particulier du texte source (en l’occurrence, le récit de Joseph) sont attribuées à plusieurs personnages différents, voire opposés, dans le récit d’Esther (Jonathan Grossman, « ‘Dynamic Analogies’ in the Book of Esther », VT 59, 394-414).
Les points de contact entre le cycle de Joseph et Esther ne font pas exception : le personnage de Joseph est mis en parallèle tantôt avec Esther, tantôt avec Mardochée.
Joseph et Esther
Tout comme Joseph, Esther « trouve grâce » (mts’ ḥēn) aux yeux de ceux qui l’entourent. Ce parallèle est particulièrement appuyé lorsqu’elle gagne la faveur du gardien des femmes, Hégaï, et du roi Assuérus (Esther 2), ce qui semble faire écho à la faveur de Potiphar et du capitaine de la prison envers Joseph (Gn 39).
Plus généralement, la réussite d’Esther au sein de la cour royale de Perse est le miroir du succès de Joseph auprès de Pharaon et de sa cour. Tous deux sont de jeunes juifs exilés qui se retrouvent privés de liberté (le harem est une véritable prison) mais qui finissent par accéder aux plus hautes fonctions du royaume.
D’autre part, tout comme Joseph, Esther est aimée de celui qui représente la figure paternelle à ses yeux (Gn 37.3 ; Esther 2.7, 11). Comme Joseph, elle est « belle de forme et d’apparence » (Gn 39.6 ; Esther 2.7) et semble susciter l’appétit sexuel d’au moins un autre protagoniste (cf. Gn 39.7-12).
Joseph et Mardochée
Joseph et Mardochée accèdent tous deux à des postes élevés au sein de la cour d’un roi étranger et utilisent leur position pour secourir leur famille ou leur peuple. Tous deux sont honorés d’une manière semblable : ils reçoivent un vêtement spécial, ils sont promenés à cheval dans les rues de la ville tandis que l’on proclame de manière officielle leur élévation, et on les revêt de l’anneau royal (Gn 41.42-43 ; Esther 6.11 ; 8.2).
D’autres similitudes lexicales et syntaxiques peuvent être relevés ici et là. Adele Berlin (Esther, xxxvii) relève par exemple que Gn 39.10 et Esther 3.4 contiennent une clause quasiment identique (« quoi qu’elle continuait à parler jour après jour… il ne l’écoutait pas »). Pour le lecteur moderne, ce parallèle peut sembler fortuit. Néanmoins, cette clause semble manquer de cohérence dans le contexte d’Esther : si Mardochée n’écoutait pas les autres serviteurs du roi qui étaient avec lui à la porte, pourquoi finit-il par leur dire qu’il est juif ? Ce type d’incohérence dans la réutilisation d’un texte source est commun dans la Bible hébraïque – il s’agit même d’un marqueur pouvant établir l’intentionnalité et la « direction » de l’allusion (voir Guillaume Bourin, « Évaluer les connexions intertextuelles au sein du canon biblique : une méthodologie », RR 289, 2019/1).
Berlin suggère également d’autres points de contacts potentiels entre Gn 44.34 et Esther 8.6 ; Gn 43.14 et Esther 4.16 ; Gn 41.34-37 et Esther 2.3-4.
On notera que les deux récits contiennent plusieurs motifs communs, pour certains très spécifiques :
• L’action principale se déroule au sein d’une cour royale étrangère ;
• Les principaux protagonistes voient leur fortune décliner, mais ils surmontent leurs difficultés et finissent par accéder à la prééminence ;
• Des eunuques complotent contre le roi et deviennent le moyen par lequel les protagonistes peuvent lui venir en aide ;
• Une scène de banquet où la véritable identité de l’hôte ou de l’hôtesse est révélée ;
• Une punition par pendaison.
Conclusion
Certes, de profondes différences existent entre ces deux récits et le modèle allusif de l’auteur d’Esther demeure particulièrement opaque. Mais l’accumulation de ces points de contacts, notamment thématiques, est significative. Elle suggère une relation directe et intentionnelle.
Bien que nous ne puissions l’affirmer avec certitude, il semble que l’auteur du livre d’Esther se soit inspiré des traditions reflétées dans le cycle de Joseph et, ce faisant, qu’il associe le succès des juifs de Perse à celui de la famille de Jacob en Égypte.