Jacques Ellul – Le bluff technologique (1)
Dans ce livre de 750 pages édité en 1988, Jacques Ellul plaide pour une technique au service de l’homme, une technique désidolâtrée. Cet abrégé est composé de citations sélectionnées par mes soins. Ci-dessous, les trois premières parties ; les deux autres seront postées sur Le Bon Combat demain.
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Première partie – L’incertitude
Chapitre 1 – L’ambivalence
L’ambivalence de la technique consiste en ce que la technique peut avoir des effets bons ou mauvais. Avec un couteau on peut peler une pomme ou tuer son voisin. Le plus souvent on ajoute que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Mais c’est penser que la technologie est neutre, ce dont beaucoup aujourd’hui ne sont pas convaincus.
Nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de nous conduire : nous sommes étroitement impliqués dans cet univers technique, conditionnés par lui. Il faudrait, pour que le problème du “bon usage” soit résolu, que les hommes soient en présence de fins claires et adaptées, pour réduire la technique à l’état de moyen pur et simple. Plus il y a de progrès dans ce domaine, plus la relation du “bon” et du “mauvais” est inextricable, plus le choix devient impossible, plus la situation est tendue, c’est-à-dire moins nous pouvons échapper aux effets ambivalents du système.
[…]
Jusqu’ici l’expérience a plutôt montré que la croissance des pouvoirs techniques n’a pas conduit l’homme à plus de vertu. Dire à ce moment : “Il suffit de faire un bon usage…”, c’est ne rien dire du tout. Plus la machine est rapide, plus l’accident est grave.
L’apparition des effets négatifs se produisant des années après que telle pratique est en place, il n’est plus question de revenir en arrière…
Ce qui me paraît essentiel à souligner, c’est l’échec à peu près constant des diverses méthodes de prévision. Je peux sans aucun scrupule conclure que d’une part la prévision est de plus en plus nécessaire en notre monde, et que les prévisions économiques et techniques sont concrètement toujours inexactes.
Chapitre 2 – L’imprévisibilité
J’ai étudié ailleurs [Ellul, L’Information aliénante. Economie et humanisme, 1970] la désinformation par excès d’information, mais il faut tenir compte, dans cette inondation, de l’aplatissement de toutes les informations, c’est-à-dire qu’il est matériellement impossible de distinguer dans le flot ce qui est une information importante et ce qui est fait divers sans lendemain.
Le progrès du mensonge dans le champ de l’information est la réponse au progrès potentiel de vérité qu’apportait le développement des médias. D’où la difficulté de connaître le réel aujourd’hui, parce qu’il est systématiquement truqué. Partout. Mais plus grave encore me paraît être l’impossibilité par l’incompatibilité des critères.
Chapitre 4 – Les contradictions internes
Quand on augmente les quantités, dans n’importe quel domaine, pour obtenir des résultats toujours plus considérables, il arrive un moment où le processus se retourne, c’est-à-dire que l’on obtient un résultat inverse de celui que l’on cherchait. Ceci est absolument décisif dans toute étude de la croissance technicienne. Vouloir rationnaliser à l’extrême l’organisation politique ou économique, vouloir rationnaliser les comportements humains conduit toujours à un point de retournement où explose l’irrationnel. L’exemple le plus criant est évidemment celui de la planification soviétique !
La micro-informatique ne va pas être une voie de liberté, mais une voie de conformité dans l’usage du système technicien ; et un moyen qui permettra d’accepter plus aisément ce système ! La micro-informatique est exactement ce qui va acclimater l’individu à l’insertion dans un monde informatisé. Ceci permet de tracer une limite : l’outil technique est très bien pour une opération technique (téléphoner pour prendre un rendez-vous…). Mais il devient démoniaque quand il remplit toute la vie et se substitue à toutes les activités humaines, de parole et de relation par exemple. La télématique accélèrera le processus d’éloignement des individus. Elle rendra plus rares les rencontres physiques : on se verra par machine interposée.
Deuxième partie – Le discours
Chapitre 1 – L’humanisme
Tout discours sur la technique est, veut être, un discours sur l’homme, sur le primat de l’homme, sur l’objectif homme, sur la réalisation pleine et entière de l’homme, et l’on place celui-là très haut ; rien n’est au-dessus de cet homme pour qui tout est fait.
“Cet homme grandit en liberté à chaque progrès technique” (pense-t-on). C’est tellement clair et simple : il peut faire ce qu’il ne pouvait pas faire hier : n’est-ce pas la liberté ? Il y a dorénavant, pour chaque désir, cent objets pour le satisfaire entre lesquels choisir : n’est-ce pas la liberté ? Il y a une prodigieuse épargne de travail. N’est-ce pas la liberté d’échapper à la vieille et désuète condamnation biblique : Tu travailleras et gagneras ton pain à la sueur de ton front ? Il y a possibilité d’aller aisément, rapidement, d’un bout à l’autre du monde. N’est-ce pas la liberté ?
Le développement de la technique, c’est : “Rien que l’homme” (et il convient d’exclure Dieu). Tout doit être orienté pour lui, viser son exclusif bonheur… car en tout il est pris pour la seule mesure, même dans la démesure.
Si je comprends bien, [jusqu’à maintenant,] l’homme n’a pas été un homme, mais seulement un embryon.
(Mais) si la technique peut tout (ce dont chacun et tous sont convaincus), lui, l’homme, ne peut rien en face. Il n’est pas maître. Et c’est cet obscur sentiment qui explique le délire d’enthousiasme, l’explosion, la frénésie qui s’est emparée de tous pour l’ordinateur et ses innombrables applications. (Mais) “on assiste au déferlement d’un nouveau type d’ignorance dans l’accumulation des connaissance” (Edgar Morin).
Chapitre 4 – La rationalité
L’informatique qui pourrait conduire à l’initiative locale ne peut pas éviter le phénomène de connexion, ce qui veut dire immanquablement la centralisation.
Tous ces prodiges sont des imitations des opérations d’un cerveau qui serait extirpé de son logement crânien et fonctionnerait dans un bocal plein de sérum physiologique. (Mais) l’intelligence n’est pas la capacité de cumuler des connaissances, de les utiliser, de résoudre des problèmes, de mémoriser… L’intelligence n’est pas de l’algèbre.
Cet univers de la rationalité construit à partir d’un projet rationnel, avec des moyens rationnels, avec une idéologie de rationalité, aboutit à un résultat stupéfiant d’irrationalité, à tel point que je peux parler de la déraison de la société technicienne. Nous sommes en présence d’une sorte de monstre, dont chaque pièce est rationnelle et dont l’ensemble et le fonctionnement sont des chefs-d’œuvre de déraison. Plus la technique grandit, plus elle impliquerait la croissance de l’homme, et plus en réalité elle induit son rétrécissement.
L’idéologie actuelle de la science est une idéologie du Salut. C’est-à-dire qu’on la considère comme le seul recours, et aussi on refuse avec énergie les aspects négatifs. La science est la seule porteuse d’avenir de notre société. A chaque problème qui est soulevé, la réponse sera inévitablement : la Science y pourvoira. Cela est très clair en ce qui concerne la médecine.
Bien entendu, la contrepartie de cela, c’est le rejet des opinions “pessimistes”, ou des faits inquiétants. Dans une certaine mesure, on peut dire que l’homme moderne ne veut pas voir ni savoir. L’univers dans lequel nous vivons devient de plus en plus un univers rêvé, car la société du spectacle se change peu à peu en société du rêve.
Chapitre 6 – Les experts
Il y a d’abord le sourcilleux problème des contradictions entre experts. Vivant sous le règne des experts, nous vivons en réalité dans le monde de l’incertitude.
Troisième partie – Le triomphe de l’absurde
Chapitre 1 : L’absurdité technicienne
En face de la philosophie de l’absurde (Sartre, Camus…) se dressait le monument des sciences, et l’expansion technicienne paraissait un modèle de rationalité, de rigueur, d’efficacité, d’exactitude. Il n’y avait rien d’absurde là-dedans.
Or, ce qui me paraît nouveau dans les évolutions récentes des techniques, c’est que les techniques développées dans ces dix dernières années (principalement dans le secteur informatique, télématique) aboutissent à l’absurde, produisent, exigent des comportements absurdes. On produit ce dont on n’a aucun besoin, qui ne correspond à aucune utilité, mais on le produit parce que la possibilité technique est là, et qu’il faut exploiter cette possibilité technique.
Par exemple, la télévision et la radio. Nous avons des appareils extraordinaires. Il faut donc les utiliser. Il faut émettre. C’est un impératif. Il faut émettre tous les jours, et tous les jours quelque chose de nouveau. Alors on se trouve pris dans un terrible engrenage. Il faut. C’est-à-dire n’importe quoi pourvu que l’écran ne soit pas vide !
À suivre…