Divorce et remariage : que dit la Bible ?
C’est l’un des sujets de théologie pastorale les plus difficiles à appréhender, et nous ne prétendons pas offrir une solution toute prête aux pasteurs et aux responsables d’églises qui sont parfois confrontés à de véritables casse-têtes. Dans ce billet, nous nous proposons plutôt de passer en revue les principales positions envisagées tout au long de l’histoire de l’Eglise en matière de divorce et de remariage.
Notre conclusion ne sera pas prescriptive : une fois n’est pas coutume, nous ne terminerons pas en donnant notre propre position, et c’est volontaire. Pourquoi ? Plusieurs raisons à cela : tout d’abord Pascal et Guillaume, les deux principaux administrateurs du blog, ne s’accordent pas en tout point sur cette question. Ensuite, il nous semble que ce n’est pas notre rôle : les décisions sont parfois difficiles à prendre au niveau local et nous ne voulons pas que nos articles puissent faire interférence.
En matière de divorce et de remariage, nous préférons donc exposer plutôt que de prescrire.
De même, cet article se limitera à des considérations doctrinales et exégétiques. Cependant, ce n’est pas parce que la dimension pastorale n’y est pas abordée que celle-ci n’est pas importante. Loin s’en faut : nous pensons même qu’en de telles situations, c’est le souci de l’humain qui doit primer sur la cohérence de telle ou telle position doctrinale.
Beaucoup de données sont à analyser, et, pour limiter la longueur de cet article, nous procéderons comme suit :
(1) Nous commencerons par une série de rappels essentiels sur ce que toute position équilibrée implique.
(2) Nous nous concentrerons ensuite sur la fameuse “clause d’exception” (Matt. 5:32; 19:9), car c’est sur elle que reposent la majeure partie des difficultés.
(3) Nous présenterons les principales positions en matière de divorce – remariage.
(4) Nous offrirons à nos lecteurs une bibliographie qui leur permettra d’aller plus loin et de se forger leur propre position sur la question.
Commençons donc !
Considérations préalables
Avant de lire les lignes qui vont suivre, nous vous suggérons de bien vous familiariser avec l’approche alliancielle du mariage et ce qu’elle implique. Si vous adhérez une vision sacramentelle du mariage, si vous pensez que le mariage se limite à un contrat légal, ou si vous estimez que c’est à l’état de définir ce qu’est un mariage (et donc un divorce), vous aurez des difficultés à comprendre certaines des positions les plus influentes dans les cercles protestants. Pour vous y aider, lisez ce court article.
D’autre part, nous souhaitons rappeler avant toute chose que :
– Toute approche équilibrée de la question reconnaîtra le principe parfois appelé (à tort) “privilège paulinien”. Celui-ci permet la séparation d’un couple si l’un des deux devient croyant et si la partie non croyante est à l’initiative du divorce (1 Cor 7:15). Le débat persiste, néanmoins, quant aux possibilités de remariage.
– Toute approche équilibrée de la question reconnaîtra qu’une séparation du couple est nécessaire en cas de violence physique ou autre mise en danger de la vie humaine.
– Toute approche équilibrée de la question reconnaîtra que, même si certains divorces et certains remariages peuvent éventuellement être qualifiés de péchés, il n’en reste pas moins que ce sont des péchés pardonnables (cf. 1 Jean 1:9). Divorcer et/ou se remarier n’est pas le péché irrémissible.
Rappelons ensuite que la Bible ne contient pas de traitement systématique du divorce et du remariage. Chaque passage abordant ce sujet dépend d’un contexte très spécifique. Par exemple, la lettre de divorce de Deut. 24:1-4 était une disposition donnée à cause de la dureté du coeur de l’homme (Matt. 19:8), très probablement une mesure de protection de la femme (celle-ci perdait en effet toute vie sociale en cas de répudiation). De même, le fameux passage de Matthieu 19:1-12 trouve sa source dans une polémique suscitée par les pharisiens (cf. v.3, 7) qui eux-mêmes étaient divisés sur la question !
Il convient donc de ne pas sombrer dans un dogmatisme rigide et d’accepter de douter raisonnablement lorsque nous abordons ce sujet, surtout au regard des implications humaines qui en découlent.
La “clause d’exception”
Comme nous l’indiquions, la “clause d’exception” concentre la majeure partie de ses difficultés inhérentes à cette discussion. Cette clause se retrouve dans deux passages :
Matthieu 5:32 :
“Mais moi, je vous dis: Celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité (porneia), l’expose à devenir adultère (moichao), et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère (moichao).”Matthieu 19:9 :
“Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité (porneia), et qui en épouse une autre commet un adultère (moichao).”
Certains manuscrits ajoutent au passage de Matt. 19 : “et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère (moichao)”. Il s’agit d’une glose scribale ayant probablement pour but d’harmoniser ce passage avec celui de Matt. 5.
Les mots placés en italique ont leur importance : la clause d’exception est pour cause d’infidélité (porneia) tandis qu’épouser une femme divorcée (Matt. 5:32) ou divorcer pour épouser une autre femme (Matt. 19:9) revient à commettre un adultère (moichao).
Porneia désigne généralement tout ce qui gravite autour des relations sexuelles interdites. Cependant, le terme peut aussi se référer à des mariages légalement prohibés (mariage avec des peuples étrangers, par ex.), l’activité de prostitution, et même l’apostasie et l’infidélité rituelle. Il est possible que porneia puisse avoir en certains cas le sens plus général de “méchanceté”, mais en raison de sa proximité phonétique avec le terme usuel (poneria), ce point est débattu.
Quant au terme Moichao, il est généralement compris comme une référence à l’adultère, c’est à dire une infidélité commise dans le cadre d’une relation transcendante – ici le mariage.
Cette clause d’exception soulève de nombreuses questions. En voici quelques-unes :
- Comment faut-il traduire porneia au regard d’une polysémie aussi large ? Notez que la même question se pose quant au mot traduit par “divorce” (apoluo), dont la palette de sens est encore plus étendue.
– - Si porneia signifie “infidélité sexuelle”, comme le rend la plupart des traduction, quelles sont les pratiques visées par ces deux passages ? Faut-il y inclure la masturbation ? Faut-il aussi y inclure la convoitise du coeur, puisque Jésus semble y voir une forme d’adultère (Matt. 5:28) ?
– - Si au contraire porneia signifie “adultère” (c’est le sens que lui donne la plupart des défenseurs de “l’approche majoritaire”, voir ci-dessous), pourquoi donc Matthieu utilise-t-il un autre terme, (moichao) pour dire exactement la même chose, et ce par deux fois et dans deux contextes littéraires différents ? Matthieu semble faire une distinction claire entre porneia et moichao (cf. par ex. Matt. 15:19), de sorte qu’il parait improbable qu’il les utilise de manière synonymique dans la clause d’exception.
– - Cette clause de porneia est-elle équivalente à celle de Deut. 24:1 sur laquelle les juifs contemporains de Jésus s’entredéchiraient ? L’école de Hillel enseignait que “la chose honteuse” de Deut. 24:1 pouvait désigner n’importe quelle faute (y compris un repas brûlé), tandis que celle de Shammaï y voyait une référence à l’infidélité sexuelle. Dans ce cas, doit-on en conclure que Jésus donnait ici raison aux disciples de l’école de Shammaï ?
La réaction des disciples de Jésus (Matt. 19:10) est également à prendre en compte : pourquoi ne serait-il pas avantageux de se marier selon eux ? Faut-il en conclure qu’ils adhéraient plutôt au point de vue d’Hillel ? À celui de Shammaï ? Ou bien comprenaient-ils la clause d’exception d’une manière complètement différente et qui nous échappe ?
– - Pourquoi la porneia serait-elle la seule offense qui autoriserait un individu à divorcer et à se remarier ? Pourquoi ne pas y inclure le mensonge ou la violence physique ? Certains péchés seraient-ils davantage pardonnables que d’autres dans le cadre du mariage ?
– - Pourquoi la clause d’exception n’est-elle présente que dans Matthieu ? Comment expliquer son absence dans les parallèles de Marc 10:10-12 et Luc 16:18 ? Ce problème nous parait amplifié en cas de priorité de Marc, ce qui est à ce jour l’approche consensuelle du problème synoptique (même si ce n’est pas celle de l’auteur de cet article). D’autre part, Luc affirme avoir enquêté avec précision sur l’enseignement de Jésus (cf. Luc 1:1-4). Comment donc aurait-il pu omettre un enseignement aussi important ?
– - Dans les deux passages, c’est l’homme qui divorce de sa femme. C’était apparemment le seul cas de figure envisagé par la loi et socialement possible au temps de Jésus. Mais qu’en est-il de nos jours si c’est la femme qui divorce de l’homme ? En d’autres termes, peut-on transposer la clause d’exception aussi directement du 1er siècle au 21ème siècle ?
Principales approches sur la question du divorce-remariage
Comme vous pouvez vous en douter, ces difficultés ont généré une multitude de positions tout au long de l’histoire de l’Eglise. Nous allons tenter de retracer les principales et de vous indiquer les problèmes posés par chacune d’entre elles.
1- L’approche inclusiviste
Cette position propose de traduire la clause d’exception de Matt. 5:32; 19:9 : “même en cas d’immoralité sexuelle”. En dehors des certains théologiens catholiques modernes issus des cercles les plus conservateurs, cette position ne trouve que peu d’adhérents.
Problèmes :
– Cette approche est très difficile à défendre d’un point de vue exégétique.
– Elle nécessite de recourir à une paraphrase indémontrable dans laquelle certains termes doivent être suppléés.
2- L’approche exclusiviste
Cette position, appelée aussi “approche sans commentaire” ou encore (à tort) “approche augustinienne”, tend à exclure l’immoralité sexuelle de la discussion.
Selon elle, les Shammaïtes et les Hillelites cherchaient à impliquer Jésus dans leur dispute théologique sur Deut. 24:1, peut-être pour le mettre en porte à faux avec Hérode comme Jean le Baptiste l’avait été avant lui (cf. Matt 4:12; 11:2–3; 14:3–4). Jésus, conscient du piège tendu par les Pharisiens, évite le sujet via la clause d’exception qu’il faut alors traduire : “sans qu’il soit question d’immoralité sexuelle”. En conséquence, divorce et remariage ne sont pas permis.
Problèmes :
– Tout comme l’approche inclusiviste, cette position dispose de peu d’avocats.
– Elle souffre elle aussi d’un manque d’appui lexical et grammatical.
– Si cette approche peut éventuellement expliquer la présence de la clause d’exception en Matt. 19, elle n’apporte aucun élément éclairant sur l’occurrence de Matt. 5:32.
– Rien dans le texte ne supporte l’arrière-plan hérodien de la dispute, et de toute façon la voie que Jésus emprunterait ainsi n’aurait pas évité la colère d’Hérode.
3- L’approche de l’interpolation
Parfois tristement appelée “approche protestante”, elle regroupe en réalité une multitude de positions postulant que la clause d’exception ne serait pas originale à l’enseignement de Jésus.
Pour certains, il s’agit d’une glose scribale accidentelle. Pour d’autres, c’est Matthieu qui aurait ajouté la clause d’exception. Pour d’autres encore, ce serait un ajout plus tardif de chrétiens trouvant l’enseignement de Jésus impossible à mettre en pratique.
La possibilité de divorce et de remariage dépend alors de la logique supposée de l’interpolation.
Problèmes :
– Cette approche est très minoritaire, essentiellement défendue par des théologiens critiques doutant de l’inerrance de la Bible.
– Aucun manuscrit ne vient appuyer la thèse d’une erreur scribale.
– Il parait peu probable qu’un apôtre ou que quelques chrétiens plus tardifs aient cherché à ajouter au texte de Matthieu. Ici, ce problème touche de près la question de l’inerrance, que cet article n’a pas vocation à aborder directement.
– Même si une interpolation tardive pouvait être démontrée, cette position resterait dépendante de la motivation de celui qui l’a ajoutée. Au final, une telle approche sera toujours teintée de subjectivisme et il parait impossible d’y faire reposer une pratique pastorale.
4- L’approche de la supposition
Ceux qui défendent une telle position estiment que Marc et Luc tenaient la clause d’exception pour acquise, notamment à cause de son précédent en Deut. 24:1. C’est pour cette raison qu’ils ne la mentionnent pas dans leurs évangiles respectifs.
Le divorce et le remariage sont dès lors permis conformément à la clause d’exception, qui est souvent comprise comme une référence à “la permission” de Deut. 24:1. Cette approche est une alternative à la position erasmienne/majoritaire (voir ci-dessous).
Problèmes :
– Cette approche souffre d’un manque criant de défenseurs, en particulier dans les milieux académiques (voir toutefois le commentaire de Lenski, ci-dessous).
– Durant le premier siècle, les copies de l’Evangile circulaient séparément. Il parait difficile de défendre qu’une telle clause d’exception était connue dans l’ensemble du bassin méditerranéen, surtout si Matthieu visait particulièrement un public juif et surtout si la priorité de Marc est avérée.
– Cette supposition aurait pu être partagée par Paul, qui ne la mentionne pourtant pas et qui semble plutôt dire le contraire (1 Cor. 7:10-11).
5- L’approche des mariages illégaux
Appelée aussi “approche rabbinique”, “approche des mariages mixtes” ou “approche incestueuse”, cette position s’appuie sur le sens légal que porneia peut véhiculer (voir la discussion ci-dessus).
Trois possibilités :
(1) Certains rapprochent la clause d’exception d’Actes 15:20, 29; 21:25 et de 1 Cor 5:1 et en concluent qu’elle se réfère à une pratique incestueuse rendant le mariage illégal (Lev. 18:6-18).
(2) D’autres pensent que porneia indique des mariages mixtes entre juifs et païens, déclarés illégaux en Deut. 7:1-5 (voir Esd. 9-10 et Neh. 13:23-27). Cette interprétation pourrait être appuyée par les traductions grecques dites “Septante” en Nombres 25:1 et par le Livre des Jubilés (30:7, 10-11).
(3) Pour d’autres enfin, ce sont les mariages mixtes entre chrétiens et non croyants qui sont en vue. La clause d’exception est alors à rapprocher de 1 Cor. 7:12-16 et de 2 Cor. 6:14.
Selon les compréhensions (1) et (2), la clause d’exception serait absente de Marc et de Luc car les destinataires initiaux de ces évangiles étaient respectivement romains et grecs. Plusieurs commentateurs lisent alors la clause d’exception comme une clause d’annulation et non de divorce (le renvoi des femmes étrangères sous Esdras est parfois compris de cette manière). Généralement, les adhérents à cette position estiment que le divorce et le remariage est impossible.
Problèmes :
– Cette approche n’est pas populaire, mais elle est régulièrement discutée dans les cercles académiques. Elle dispose d’avocats prestigieux.
– La position de l’inceste parait très difficile à défendre, ses textes de référence sont difficiles à rapprocher.
– La position des mariages mixtes, dans les deux cas, cadre mal avec l’arrière-plan de la dispute entre Hillel et Shammaï. En effet, aucune lettre de divorce n’était exigée en pareil cas, et l’on comprend mal pourquoi Jésus y ferait référence dans une discussion sur Deut. 24:1.
– La position (3) aurait le mérite de faire dépendre les enseignements de Paul de ceux de Jésus, mais Paul déclare n’avoir reçu aucune instruction du Seigneur sur ce sujet précis (cf. 1 Cor 7:12).
6- L’approche patristique
Elle est parfois appelée “approche minoritaire”, “approche traditionnelle”, ou encore “approche catholique”. Selon elle, la clause d’exception donne la possibilité de se séparer (porneia étant généralement compris comme une référence à l’adultère) mais n’ouvre en aucun cas la porte au remariage.
L’approche patristique met en avant la séquence des clauses et met l’accent sur la phrase “et en épouse une autre” (Matt. 19:9; voir Marc 10:11; Luc 16:18). L’usage alterné de porneia et de moichao vient alors constituer le degré de la transgression morale : une personne peut divorcer pour cause de porneia, mais si elle se remarie, elle tombe dans le péché de moichao. La clause d’exception ne concernerait alors que le divorce, et c’est à elle que Paul ferait allusion en interdisant le remariage en 1 Cor. 7:10-11.
C’était la vue la plus populaire parmi Pères latins qui parlaient alors de divortium imperfectum (divorce incomplet). Son influence sur la théologie catholique médiévale puis sur les législations occidentales n’est pas étrangère à la disposition légale de la séparation de corps (qui existe en France et en Belgique).
Problèmes :
– Avant la réforme protestante, c’était l’approche majoritaire. Elle ne trouve aujourd’hui que peu de défenseurs, à part dans les cercles les plus conservateurs.
– Cette approche n’offre aucune explication probante pour l’absence de la clause d’exception en Marc et Luc.
– Ce séquençage des clauses implique soit un sens très restreint pour porneia, ce qui est impossible à démontrer, soit un sens synonymique à celui de moichao, ce qui pose également problème (voir la discussion ci-dessus).
– Une telle compréhension de l’enchainement porneia/moichao implique que les femmes de l’ancienne alliance auraient été “autorisées à pécher” en pouvant se remarier après avoir été répudiées (Deut 24:2). En effet, si l’on suit la logique de l’approche patristique, une femme munie d’une lettre de divorce et se remariant mettait son nouveau mari (et elle-même) en situation d’adultère. Cela est d’autant plus problématique qu’une femme adultère aurait théoriquement dû être punie de mort (cf. Lev. 20:10).
– Les Pères de l’Eglise semblent avoir envisagé cette approche en raison d’une compréhension disproportionnée de la gravité de l’adultère vis-à-vis d’autres péchés. La cohabitation difficile entre le mariage chrétien et le mariage légal romain (contractuel et limité à une certaine catégorie de population uniquement) pourrait aussi avoir joué un rôle dans le développement de cette position. Même si elle trouvait l’assentiment de la majeure partie des théologiens antérieurs à la Réforme protestante, elle était en pratique très rarement appliquée et les cas d’exception étaient nombreux (voir par ex., la question de la possession d’esclaves féminins, qui a miné bien des conciles médiévaux).
– Pour les défenseurs modernes de la position patristique, Jésus court-circuiterait la controverse entre Shammaï et Hillel sur Deut. 24:1 et les renverrait dos à dos en pointant vers la création (Matt. 19:4-5). Mais cet arrière-plan n’est presque pas discuté par les Pères, qui n’y prêtaient pas attention ou ne le connaissaient pas. On peut donc penser que cette position est le fruit d’une tentative d’harmonisation de différents textes sans tenir compte de leur arrières-plans respectifs.
7- L’approche érasmienne
Cette position, qui tire son nom d’Érasme de Rotterdam (1467-1536), est davantage connue comme “l’approche majoritaire”. Pour ses défenseurs, Matt. 5:32 et 19:9 établissent la possibilité de divorce et de remariage en cas de porneia, cette dernière étant traditionnellement comprise comme une référence à l’adultère. Cependant, la compréhension de porneia a progressivement évolué pour inclure davantage de péchés sexuels voire même des péchés non sexuels.
La majeure partie des défenseurs de la position majoritaire font coïncider la clause d’exception avec celle du privilège paulinien (1 Cor. 7:15). Dans le cas de l’abandon du foyer par l’un des membres du couple, ce dernier doit être placé sous discipline d’église. S’il ne se repent pas, il est alors considéré comme un non croyant (Matt. 18:17). Sur cette base, le privilège paulinien s’applique et la mesure disciplinaire ouvre au croyant la possibilité de divorcer et de se remarier même si la faute n’est pas de nature sexuelle.
David Instone-Brewer propose une alternative à cette position en faisant intervenir Ex. 21:10-11 dans la discussion. Il relève que, dans le cas d’une esclave-concubine vivant dans un foyer israélite polygame, trois conditions pouvaient déclencher sa libération anticipée sans contrepartie : le non-respect de son droit à la nourriture, le non-respect de son droit au vêtement, et le non-respect de son “droit conjugal” (comprendre “droit d’avoir des relations sexuelles”). Pour Instone-Brewer, si ces régulations s’appliquaient à l’esclave, c’est donc qu’elles étaient nécessairement en vigueur pour la femme libre. En conséquence, il considère que quatre possibilités de divorce-remariage existent dans la Bible : les trois d’Ex. 21 s’ajoutant à la clause d’impudicité de Deut. 24:1. C’est cette dernière et uniquement elle qui serait discutée par Jésus en Matthieu, ce qui ne retrancherait rien à la validité des trois autres. [MA : Florent Varak]
La position érasmienne est l’approche évangélique par excellence. Selon une étude de Christianity Today menée en 1992, 73% des chrétiens évangéliques américains pensent que l’infidélité constitue une raison légitime de remariage et 64% y ajoutent l’abandon du foyer conjugal. Nous estimons qu’en France cette proportion est plus importante encore, puisque c’est la seule approche ou presque sur laquelle des ouvrages ont été publiés.
Problèmes :
– Il est souvent avancé qu’avant Erasme, cette approche n’existait pas. On en retrouve cependant la trace chez certains Pères de l’Eglise, par exemple chez Chrysostome pour qui l’adultère féminin dissolvait le lien marital et chez l’Ambrosiaster qui permettait à l’homme de contracter une nouvelle union en cas de divorce pour adultère. Néanmoins, c’est bien Érasme et les réformateurs protestants qui ont systématisé et popularisé cette doctrine. C’est donc une position relativement récente dans l’histoire de l’Eglise.
– Si Érasme semble avoir développé cette approche dans le cadre d’une perspective sacramentelle du mariage, pour les réformateurs protestants il s’agissait d’une réaction à l’encontre du contrôle papal des annulations de mariage. Ces décisions du pape constituaient la seule option ouvrant la voie à un remariage, un principe de plus en plus contesté par les réformateurs. Avec le divorce d’Henri VIII (1534) et le schisme qui suivit, la controverse atteint son paroxysme et la plupart des protestants acceptèrent sans réserve l’approche majoritaire (elle est même mentionnée dans la Confession de Westminster). L’on peut donc estimer qu’il s’agit d’une approche “en réaction” plutôt que le fruit d’une mûre réflexion exégétique.
– Cette approche n’offre aucune explication probante pour l’absence de la clause d’exception en Marc et Luc.
– D’un point de vue exégétique, l’association entre les clauses d’exception, Matt. 18 et 1 Cor. 7 parait difficile à défendre.
– La logique argumentative de cette position est régulièrement questionnée : comment Jésus peut-il établir un principe de non-séparation (Matt. 19:6) pour offrir ensuite à ses auditeurs une instruction ouvrant la voie au divorce ?
– Cette approche semble contredire celle de Paul en 1 Cor. 7:10-11, pour qui il n’est d’autre option que la réconciliation.
– D’un point de vue pastoral, cette approche doit impérativement définir une partie coupable et une partie innocente pour statuer, là où les situations sont rarement aussi tranchées.
8- L’approche des fiançailles
Selon cette position, la clause d’exception porte sur la pratique juive de l’année de fiançailles qui précédait la cérémonie finale et la consommation du mariage. Contrairement à la conception romaine, le mariage juif était constitué d’étapes successives, et les fiançailles étaient l’une d’entre elles. Durant cette période, le couple était considéré comme légalement marié, mais n’avait pas de relations conjugales. Le temps des fiançailles prenait fin au moment de la consommation du mariage.
Il existait bel et bien une possibilité de rompre lors de l’étape des fiançailles : c’est celle dont Joseph se proposait d’user secrètement envers Marie (Matt. 1:19). Notez d’ailleurs l’usage d’apoluo (divorcer) pour qualifier cette rupture, tandis que Joseph est appelé “mari” (Matt. 1:19) et que l’ange appelle Marie “sa femme” (Matt. 1:20) alors qu’ils ne sont que fiancés.
En Matt. 5 comme en Matt. 19, Jésus affirme donc la permanence de l’institution du mariage, mais il rappelle cette possibilité de rupture qui existe pendant la période de fiançailles. La clause en question n’est donc pas “d’exception”, mais “de fiançailles”. Une infidélité pendant la période de fiançailles ne constituait pas en soit une cause de divorce, mais matérialisait plutôt l’impossibilité de la partie coupable de parachever l’alliance du mariage (cf. Deut 22:23-29).
En Jean 8:41, les Pharisiens accusent Jésus d’avoir été conçu dans la porneia, une référence très probable à la grossesse de Marie durant sa période de fiançailles (cf. Matt. 1:18). Les défenseurs de cette position voient donc une volonté apologétique dans le rappel de cette clause par Matthieu, et ils pensent pouvoir en expliquer l’absence dans Marc et Luc de la sorte :
(1) À la différence des juifs et des peuples du Proche Orient, les Romains et les Grecs ne disposaient pas d’une période de fiançailles de même nature. Matthieu étant “l’Evangile des juifs”, il semble acceptable que la clause d’exception ne soit mentionnée qu’ici.
(2) Seul Matthieu inclut la volonté de Joseph de rompre avec Marie. En insérant la clause d’exception, Matthieu pouvait sans dommage qualifier “d’homme de bien” tout en cherchant à divorcer de sa fiancée/épouse (cf. Matt. 1:18-20). Matthieu anticipe ainsi l’accusation de conception dans la porneia (Jean 8:41)
(3) En précisant l’existence de cette clause, Jésus indique que seul le mariage dont les étapes sont parachevées est indissoluble. En cas de porneia, les fiançailles pouvaient être rompus. Romains et Grecs n’auraient pas pu comprendre une telle clause sans référence à la culture juive.
La plupart des défenseurs de cette position refusent toute possibilité de divorce et de remariage et sont souvent taxés de légalisme (cf. les controverses liées au positionnement de John Piper à ce sujet). Cependant, il est possible de définir une version plus “pastorale” de cette position. Selon celle-ci, la clause de porneia dans Matthieu aurait essentiellement une visée apologétique. À cause de “la dureté du coeur” de l’être humain, les pratiques pastorales pourraient tolérer au cas par cas des situations de divorce et de remariage, tout en estimant qu’il s’agit d’un échec, d’un péché, et que ce n’est pas conforme à la volonté initiale du créateur.
Problèmes :
– Bien qu’elle dispose de quelques avocats influents, cette position est très minoritaire. Sa version “ultra-conservatrice” (c’est en substance la manière dont John Piper qualifie sa propre position) n’aide pas à la popularité de l’exégèse des fiançailles.
– D’autre part, avant le 20ème siècle, il semble que personne n’y adhérait. Notons néanmoins qu’Isaksson pense en retrouver la trace chez Ignace d’Antioche (Ad Polycarpum, 5.2b).
– Porneia ne réfère nulle part à de l’infidélité durant la période de fiançailles. Toutefois, la notion de porneia est implicite en Deut. 22:23-29.
– On ne lit aucune référence explicite aux fiançailles en Matthieu 5 ni en Matthieu 19. Néanmoins, puisqu’il s’agissait d’une étape du mariage, il est envisageable que les lecteurs juifs de Matthieu aient pu faire la connexion immédiatement.
– Plus généralement, cette approche réduit le sens de porneia à celui de la sexualité hors mariage, ce qui semble impossible à démontrer. Notons toutefois qu’une telle interprétation expliquerait bien l’alternance entre porneia (sexualité coupable avant le mariage parachevé) et moichao (sexualité coupable pendant le mariage parachevé).
– Cette approche n’est valable que si l’Evangile de Matthieu est réellement écrit pour un public juif, ce qui est contesté par une minorité de spécialistes récents (par ex., Bauckham). Le consensus académique, toutefois, soutient que Matthieu est “l’Evangile des juifs”.
Pour aller plus loin – Bibliographie
Approche inclusiviste :
– J. N. Oischinger, Die christliche Ehe (Schaffhausen, 1952).
– Michael Brunec, “Tertio de clausulis divortii” Verbum domini 27 (1949): 3–16.
Approche exclusiviste :
– Bruce Vawter, “The Divorce Clauses in Mt. 5:32 and 19:9” Catholic Biblical Quarterly 16 (1954): 163–65.
– Thomas V. Fleming, “Christ and Divorce” Theological Studies 24 (1963): 106–20.
– Robert Banks, Jesus and the Law in the Synoptic Tradition (Cambridge: University Press, 1975), 156–59.
Approche de l’interpolation :
– Emil Brunner, The Divine Imperative (Philadelphia: The Westminster Press, 1947), 651.
– Rudolph Bultmann, The History of the Synoptic Tradition, trans. J. Marsh, rev. ed. (New York: Harper & Row, 1976), 27, 132.
– Alfred Plummer, An Exegetical Commentary of the Gospel According to Matthew (London: Elliot Stock, 1909), 81.
– Robert H. Stein, “Is It Lawful for a Man to Divorce His Wife?” Journal of the Evangelical Theological Society 22 (June 1979): 116-120.
– Plus récemment : Robert Gundry, Matthew: A Commentary on His Handbook for a Mixed Church Under Persecution (Grand Rapids: Eerdmans, 1994), 98.
Approche de la suppositon :
– Aubrey William Argyle, The Gospel According to Matthew (New York: Cambridge University Press, 1963), 52.
– Richard C. H. Lenski, The Interpretation of St. Mark’s Gospel (Columbus, OH: Wartburg Press, 1946), 420.
Approche des mariages illégaux :
– Carl Laney, The Divorce Myth (Minneapolis: Bethany House, 1981). [Approche de l’inceste]
– F.F. Bruce, New Testament History (Garden City, NY: Doubleday, 1969), 287–88. [Approche de l’inceste]
– Charles C. Ryrie, “Biblical Teaching on Divorce and Remarriage” Grace Theological Journal 3, no. 2 (Fall 1982), 177–92. [Approche de l’inceste]
– Joseph A. Fitzmyer, “Matthean Divorce texts and Some New Palestinian Evidence” Theological Studies 37, no. 2 (June 1976), 210. [Approche de l’inceste]
– Aidan Mahoney, “A New Look at the Divorce Clauses in Mt. 5:32 and 19:9” Catholic Biblical Quarterly 30 (Jan. 1968): 29-38. [Approche croyant/non croyant]
– Joseph Bonsirven, Theology of the New Testament (Westminster: The Newman Press, 1963), 124. [Approche juif/païen]
Approche patristique/minoritaire :
– La plupart les Pères latins et grecs.
– Gordon J. Wenham and William E. Heth, Jesus and Divorce (Carlisle, UK: Paternoster, 1984). Cet ouvrage survole la plupart des positions existantes, et il nous a beaucoup aidé dans la préparation du présent article.
– Andrew Cornes, Divorce and Remarriage: Biblical Principles and Pastoral Practice (Grand Rapids: Eerdmans, 1993).
– Donald C. Hagner, Matthew 14–28. Word Biblical Commentary (Nashville: Thomas Nelson, 1995), 549.
– Warren Carter, Households and Discipleship: A Study of Matthew 19–20 (Sheffield, UK: Sheffield Academic, 1994).
Approche erasmienne/majoritaire :
– Erasmus, Annotations on 1 Corinthians.
– La plupart des réformateurs des 16ème et 17ème siècle, Calvin et Luther en tête, y souscrivaient également.
-John Murray, Le divorce : les données bibliques, (Editions Sator, 1992). C’est la défense la plus classique de la question, toujours disponible chez Excelsis.
– Mariage, divorce, remariage : réflexion biblique, historique et pastorale, texte rédigé par la commission théologique des C.A.E.F., Excelsis, 2004.
– David Instone-Brewer, Divorce and Remarriage in the Church: Biblical Solutions for Pastoral Realities (Westmont: InterVarsity Press, 2006). [Variante de la position incluant la discussion sur Ex. 21]. Instone-Brewer résume sa position dans cette série de vidéos.
Approche des fiançailles :
– John Montgomery Boice, The Sermon on the Mount (Grand Rapids: Zondervan, 1972), 134–141.
– Frederick C. Grant, The Proposed Marriage Canon.” Anglican Theological Review 22 (July 1940): 169–181.
– Daniel Heimbach, True Sexual Morality: Recovering Biblical Standards for a Culture in Crisis (Wheaton, IL: Crossway, 2004), 146, 205-6.
– Abel Isaksson, Marriage and Ministry in the New Temple (Lund, Sweden: C. W. K. Gleerup, 1965).
– David W. Jones, “The Betrothal View of Divorce and Remarriage,” Bibliotheca Sacra 165 (2008): 68–85.
– Howard Marshall, “Divorce,” in New International Dictionary of New Testament Theology, edited by Colin Brown (Exeter, UK: Paternoster Press, 1975), 506.
– Dwight Pentacost, The Words and Works of Jesus Christ: A Study of the Life of Christ (Grand Rapids: Zondervan, 1981), 354–358.
– John Piper, “Divorce and Remarriage: A Position Paper.”
– Stephen W. Wilcox, “Restoration of Christian Marriage: A Call for Reformation.”