Seul un Dieu impassible peut nous venir en aide

 

Article de Wyatt Graham, directeur de TGC Canada. Traduction : Hadrien Ledanseur.

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Lorsque Dietrich Bonhoeffer fut emprisonné, il réfléchit à la situation de l’Église durant la Seconde Guerre mondiale et il écrivit : « Seul un Dieu qui souffre est en mesure de nous venir en aide ».

Ce n’est pas sans raison que ces mots sont devenus si célèbres. Ils paraissent vrais. Pourtant, je veux aller à contre-courant et suggérer exactement le contraire. Dieu ne souffre pas, et seul le Dieu impassible peut nous venir en aide.

 

 

La souffrance de Dieu dans la théologie moderne

L’idée essentielle de Bonhoeffer est que Dieu souffre à nos côtés et qu’il est donc passible. Néanmoins, au cours de l’histoire, les chrétiens ont très rarement enseigné cette vision. À la place, ils ont affirmé que c’est en Christ que Dieu fait l’expérience de la souffrance. Il a pu souffrir ainsi non parce qu’il était divin, mais parce qu’il était humain. La personne de Christ est restée ce qu’elle a toujours été (divine) et a ajouté à elle-même ce qu’elle n’était pas (humaine). C’est seulement dans ce sens précis que Dieu en Christ a souffert jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix

Pourtant, l’incarnation de Jésus-Christ ne change pas la nature de Dieu ! Il ne devient pas passible ou apte aux souffrances dans sa nature divine. Si c’était le cas, cela voudrait dire que Dieu pourrait changer et devenir quelque chose qu’il n’est pas. Mais Dieu ne change pas. Le Logos est donc devenu humain (Jn 1.1, 14). Il a pris la forme d’un esclave (Philippiens 2:7). Et il l’a fait tout en restant pleinement et véritablement Dieu.

 

Pourtant, certains théologiens modernes ne l’entendent pas de cette oreille. Jürgen Moltmann, en particulier, a tellement mis l’accent sur l’œuvre révélatrice de la croix qu’il va jusqu’à affirmer que Dieu souffre par amour pour le fils. Il affirme également que le fils souffre du fait que le père a abandonné son amour pour son fils. Selon Moltmann, nous entrons dans le pathos, la souffrance de Dieu. En parlant du croyant, il écrit : « Il souffre avec la souffrance de Dieu ».

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’idée d’un Dieu souffrant est si attractive. Nous voulons que Dieu entre dans notre souffrance et en fasse l’expérience. Nous comprenons également que les Écritures décrivent de différentes manières le fait que Dieu pleure, « souffre » et « aime » comme nous le faisons.

Il est donc naturel de supposer que Dieu éprouve des émotions comme nous, qu’il souffre comme nous.

N. T. Wright, par exemple, écrit :

Nous lisons dans la Genèse que Dieu était affligé au plus profond de son cœur par la méchanceté violente de ses créatures humaines. Il a été dévasté lorsque sa propre épouse, le peuple d’Israël, s’est détournée de lui. Et quand Dieu est revenu en personne à son peuple — l’histoire de Jésus n’a de sens que si c’est de cela qu’il s’agit — il a pleuré sur la tombe de son ami. Saint Paul parle de l’Esprit Saint qui « gémit » en nous, comme nous gémissons nous-mêmes dans la douleur de toute la création. L’ancienne doctrine de la Trinité nous apprend à reconnaître le Dieu unique dans les larmes de Jésus et l’angoisse de l’Esprit.

 

Et en cette époque de pandémie, quel réconfort ce serait que de savoir que Dieu connait ce que nous ressentons ! Nous pensons parfois qu’il nous ressemble.

Et pourtant, presque aucun chrétien avant ce siècle et le dernier n’aurait parlé de Dieu de cette manière. La plupart auraient trouvé tout à fait déplacé et inconfortable de savoir que Dieu souffre. Pourquoi ?

 

 

Le Dieu impassible dans le christianisme antique

Wright parle avec un peu de mépris de « certains chrétiens » qui « se plaisent à penser que Dieu est au-dessus de toutes ces choses, qu’il sait tout, qu’il est responsable de tout, qu’il est calme et qu’il n’est pas affecté par les troubles de son monde ». Ils se trompent, selon Wright, car « ce n’est pas l’image que l’on trouve dans la Bible ».

Et pourtant, les premiers chrétiens affirmaient sans ambiguïté l’impassibilité divine, l’idée que Dieu ne peut souffrir comme nous souffrons. Ignace, le pasteur de l’Église d’envoi de Paul, écrit vers 110 ap. J.-C. que Dieu est « impassible » (Ig, Ephésiens 7.2 ; Ig, Poly 3.2). Une quinzaine d’années plus tard, Aristide (vers 125 après J.-C.) affirme que Dieu est non causé, éternel, immortel, libre de toute nécessité, impassible, libre de toute colère, parfait dans sa mémoire et sans ignorance (Apol. 1.2). Justin Martyr, une trentaine d’années plus tard, affirme à nouveau l’impassibilité  (1 Apol. 1.25).

L’épître à Diognète, écrite autour de 100 ap. J.C., parle également de Dieu comme n’ayant pas de colère (aorgètos ; Diag. 8:8). Selon l’usage qu’il fait de cet idiome, être « sans colère » est comparable à l’impassibibilité. Il en va de même pour Clément de Rome qui écrit dans les années 90 et affirma sans réserve : « Notons combien il est libre de toute colère (aorgètos) envers toute sa création » (1 Clément 19:3).

Le grand théologien du IIe siècle, Irénée (130-202 après J.-C.), affirme lui aussi la vérité évidente de l’impassibilité divine (2.13.3-4 ; 2.12.1 ; 2.17.5 ; 2.17.7). Son proche contemporain Tertullien (155-240 après J.C.) oppose Dieu à l’humanité passible, avant d’affirmer sa différence (Ad Marc. 3.7 ; cf. 2.16). Et Origène, écrivant au début des années 200, affirme également sans réserve :  « Il faut croire que Dieu est tout à fait impassible et libre de toutes ces affections » (De Principiis, 2.4.4).

 

Tous ces chrétiens représentent l’histoire de l’Église et l’enseignement apostolique. Ils n’ignorent pas les Écritures – en fait, beaucoup d’entre eux les connaissent par cœur et avec bien plus de profondeur que nous ! Ils ne nient pas que l’Écriture parle de Dieu « en deuil » ou « en colère ». Ils comprenent que Dieu avait une vie affective.

Même Origène admet que Dieu « souffre quelque chose de semblable à l’amour » lorsque nous lui adressons des prières (Homélie sur Ezéchiel 6.6.3). Pourtant, ici, Origène n’a pas en tête que l’amour de Dieu fluctue ou est affecté par des sentiments ; au contraire, l’amour de Dieu nous étreint de manière stable et sûre (Homélie sur Ezéchiel 6.6.3).

 

 

En quoi consiste l’impassibilité ?

Si les premiers chrétiens affirmaient la doctrine et s’ils connaissaient bien l’Écriture et la théologie, que voulaient-ils dire par ce terme ?

Moltmann affirme que l’impassibilité de Dieu a ses racines dans la pensée grecque. Ainsi, il écrit à propos des théologiens chrétiens : « Ils ont simplement fusionné l’axiome de l’apathie de la philosophie grecque avec les déclarations centrales de l’Évangile ».

Cependant, Moltmann se trompe sur le caractère historique de cette doctrine. En fait, l’affirmation de l’impassibilité divine a plutôt aidé les premiers chrétiens à définir Dieu contre les notions grecques de divinité. Pour les Grecs, les dieux étaient pleins de passion et d’anarchie (voir Aristide, Apol. 7.1). Ils avaient des corps comme nous. Ils ont commis des adultères. Ils ont tué. Ils ont exploité les humains.

Dieu n’est pas comme les dieux des Grecs. Selon les Ecritures, Dieu est Esprit, et donc il n’est pas soumis aux passions du corps. Il ne se fatigue pas et ne s’affaiblit pas. Il ne se met pas en colère lorsqu’il a faim. Il n’a pas d’hormones qui font changer son humeur. Il est tout à fait différent des faux dieux, et ce parce qu’il est impassible.

C’est l’Écriture elle-même qui a conduit les chrétiens à faire de telles affirmations. Oui, ils ont utilisé des termes et des concepts grecs pour communiquer cette vérité. Mais les apôtres qui ont écrit le Nouveau Testament en grec l’ont fait également ! Cet usage était déjà bien établi.

 

L’impassibilité n’est donc pas pas un emprunt à la philosophie grecque et ne présente pas un dieu statique. Au contraire, l’impassibilité peut être comprise comme l’affirmation de la bonté et de la liberté de Dieu qui ne peut être contraint à pécher ou à revenir sur sa parole ou même à cesser de nous aimer.

Comme il est impassible, il partage librement sa bonté avec nous en dehors de toute contrainte, tout simplement par sa bonté bienfaisante.

L’alternative est impensable, mais elle pourtant souvent affirmée sur l’hypothèse que Dieu doit avoir des émotions semblables aux nôtres, car l’Ecriture en parle. Pourtant, l’Écriture dit également que Dieu est , Esprit, et omniscient. Ainsi, Dieu est d’une certaine manière « comme nous », mais il diffère également de nous.

Les chrétiens ont donc compris que notre connaissance de Dieu est analogique. Cette connaissance analogique signifie que Dieu a bien des émotions, mais qu’elles  ne sont pas simplement identiques aux nôtres, car nous avons un corps et une constitution humaine. Les émotions de Dieu conviennent à un être divin qui est Esprit, immortel, incorruptible, etc.

Jamais la rage ni la tristesse ne le domine. Quoi que Dieu ressente, il le ressent en tant que Dieu et non comme nous le ressentons. Et ces émotions (ou quel que soit le nom qu’on leur donne) s’expriment à travers la nature simple et immuable de Dieu.

 

 

Pourquoi le Dieu impassible est-il le seul qui puisse nous sauver ?

L’amour du Dieu dont nous parlons est si parfait et si pur que Jean peut dire : « Dieu est amour » (1 Jean 4:8). Nous ne voulons pas d’un dieu qui puisse aimer plus ou moins. Nous voulons un Dieu dont l’amour parfait pour nous ne faiblit jamais et ne change pas malgré les jours les plus sombres.

Si Dieu pouvait souffrir les douleurs du corps, il ne serait pas Dieu, il serait un humain. Si Dieu pouvait se mettre en colère à cause de la faim, il serait alors une créature. Si l’humeur de Dieu pouvait changer en fonction du temps, des hormones ou de la chaleur, alors son amour ne se répandrait pas sur nous avec tant de constance.

Si Dieu pouvait perdre ce qu’il a, quel espoir auriez-vous ? Il pourrait aussi vous perdre ! Si l’amour de Dieu pouvait changer, alors comment pourriez-vous savoir qu’il vous aime ?

 

En Jésus-Christ, Dieu s’est fait homme. Il a donc fait l’expérience de tout ce que, par nature, la divinité ne pouvait expérimenter. Mais à travers cette union mystérieuse de la divinité et de l’humanité, la divinité et l’humanité du Christ ne se sont pas mélangées pour créer « une troisième chose ». Les deux natures du Christ ont conservé leur intégrité : il était pleinement Dieu et pleinement homme, et non un mélange des deux.

Ainsi donc, même dans l’incarnation, Dieu reste impassible. Et quelle gloire ! Car en dehors du Dieu impassible, il n’existe aucune source de bonté éternelle. Lorsque nous souffrons, nous avons besoin d’un Dieu dont l’affection pour nous ne repose pas sur notre réponse ou sur nos actions, mais uniquement sur sa nature bonne et aimante.

Dans les jours difficiles comme ceux que nous vivons, seul le Dieu impassible peut nous venir en aide.

 

 

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