Critique textuelle et chasse aux mythes
La critique textuelle est une discipline académique qui consiste à tenter de retrouver un texte disparu en confrontant des anciens manuscrits qui sont mis à disposition de la critique. Cette discipline, valable dans la reconstruction de la littérature classique comme Platon, l’est également dans le domaine de l’Ancien et du Nouveau Testaments. En confrontant les manuscrits grecs qui ont été retrouvés au fil des siècles, ceux qui se sont spécialisés dans le domaine de la critique textuelle essayent de reconstruire le texte du Nouveau Testament le plus fidèlement possible à ce que devait être le texte original.
C’est grâce au travail de ces personnes que nous pouvons avoir aujourd’hui dans nos bibliothèques des documents comme le Nestle-Aland et le Tyndale pour le Nouveau Testament ou encore la BHS et la BHQ en ce qui concerne le travail en hébreu de l’Ancien Testament. Cependant, et malgré toute la rigueur que demande un tel travail de recherche et de comparaison, la critique textuelle a souvent fait l’objet de méfiance, voire de rejet, de la part de nombreux chrétiens. Peut-être cela est-il dû à la peur de se dire que nos Bibles sont nées d’une reconstruction hypothétique du texte par des personnes inconnues de la plupart d’entre nous ? Si la Bible fait autorité dans nos vies, comment considérer le fait que certains passages soient considérés comme douteux ? Ces questionnements sont légitimes. Peut-être aussi que cette réticence est due au fait que très peu d’ouvrages – pour ne pas dire aucun – existent en français sur le sujet ? Et même en langue anglaise, malgré la profusion d’écrits, peu de livres abordables par le « grand public » sont disponibles. De plus, la plupart de ces livres qui sont les plus connus dans le monde anglophone sont nés de la plume d’auteurs à « tendance libérale », comme le célèbre Bart Ehrmann. Heureusement, ce problème est aujourd’hui en partie résolu.
En effet, en 2019 est sorti le livre « Myths ans Mistakes in New Testament Criticism », édité par E. Hixson et P. J. Gurry, tous deux de grands spécialistes évangéliques de la critique textuelle. Des noms réputés dans le milieu des langues bibliques, de l’exégèse, et de la traduction biblique se sont associés à ce projet. Citons par exemple D.B. Wallace qui écrit la préface de ce livre, ainsi que L.W. Hurtado qui signe une recommandation, et P.J. Williams et M.J. Krueger qui sont crédités pour la relecture du manuscrit.
Présentation du livre
Ce livre se compose de quatorze chapitres qui sont rédigés chacun par un auteur spécialiste dans son domaine. Ces chapitres expliquent point par point en quoi consiste le travail de la critique textuelle pour le Nouveau Testament. Comme le dit Wallace dans sa préface, le but du livre est simple : « redorer le blason de cette discipline mise à mal, et la faire connaître »[1]. Il parle même d’un « requiem ». Le livre est intéressant à plusieurs égards – outre le fait de faire connaître les méthodes de la critique textuelle – car il fait systématiquement le point sur les dernières avancées, les dernières découvertes, les dernières techniques utilisées.
De plus, les auteurs ont un réel souci apologétique. C’est aussi tout l’intérêt de ce livre qui ne se contente pas d’empiler des déclarations intellectuelles, mais qui explique également en quoi les différents points abordés peuvent être utiles aux chrétiens en pratique. D’ailleurs, en ce qui concerne l’apologétique, il faut aussi relever le fait que la plupart des auteurs mettent en garde contre une très mauvaise utilisation des arguments apologétiques concernant la Bible en tant que livre.
Cet ouvrage est également une réponse à Bart Ehrman, un critique textuel de la Bible très connu pour son livre «Misquoting Jesus ». Malheureusement, ce livre n’est pas évangélique, mais clairement libéral, voire athée. La question de Wallace est alors de savoir où nous devons nous placer entre un scepticisme radical et une certitude absolue à l’égard du texte biblique[2].
Même sans être initié, ce livre est facile à lire et nous permet d’entrer dans la grande histoire des manuscrits bibliques et de leur transmission. Les auteurs s’appuient sur des experts comme C. Evans, C. Blomberg, B. Metzger, ou encore F.F. Bruce, ainsi que sur des travaux très récents. Les explications techniques sont agrémentées de tableaux comparatifs, de statistiques, de photographies, de liens internet, de notes abondantes, et d’exemples concrets. Le lien avec les autres disciplines telles que les langues bibliques, les disciplines théologiques, la littérature classique, et l’histoire de l’Église sont faits constamment.
À la fin de chaque chapitre, nous pouvons retrouver un petit encadré de synthèse qui résume les points principaux à retenir, et une bibliographie abondante se retrouve en fin de livre avec des index pour les sujets, les références bibliques, les écrits anciens, et les manuscrits bibliques. Bref, vous l’aurez compris, condenser tout cela aussi clairement en approximativement 400 pages est juste formidable.
Les différents sujets abordés
Pour vous mettre l’eau à la bouche, faisons un rapide survol des différents sujets abordés dans ce livre. Le premier concerne les autographes, autrement dit les manuscrits originaux que nous ne possédons pas. L’auteur démontre que quand un texte était mis en circulation à l’époque, il ne pouvait pas être transformé significativement sans que cela soit reconnu[3].
Il ajoute que quand un texte était achevé et mis en circulation, des copies étaient généralement faites sous le contrôle de leur auteur original. De plus, des portions d’un écrit commençaient à circuler massivement avant la mise en circulation finale d’un manuscrit, ce qui démontre différents stades de composition dans la vie d’un texte. Retrouver l’original au milieu de tout cela est donc une tâche presque impossible. Il explique aussi qu’à cause de l’humidité, de diverses réutilisations, de la persécution de l’Église primitive durant laquelle des livres furent brûlés, la grande majorité des manuscrits ne survivaient en moyenne qu’une centaine d’années[4]. Retrouver les originaux dans ces conditions tiendrait du miracle, mais pourtant cela ne devrait pas nous déranger plus que cela. En effet, ce qui comptait à l’époque était « le texte » en lui-même, et pas le support qui le contenait. Ainsi, une fois qu’un texte avait été bien recopié, le support physique précédent pouvait disparaître[5].
Ensuite, l’auteur se penche sur le nombre de manuscrits en notre possession actuellement. Il explique qu’il est quasiment impossible d’avoir une certitude quant à ce nombre. En effet, il montre que tous les manuscrits retenus en grec dans la liste officielle (INTF) ne comptent pas les manuscrits qui se trouvent par exemple dans des bibliothèques ou musées privés et qui n’ont pas dévoilés leur existence[6]. De plus, la plupart des manuscrits actuels ne sont que des portions de manuscrits, et il est difficile de savoir à partir de quand ils peuvent être comptés en tant que tel. Que faire avec un morceau de parchemin qui contient juste un bout de phrase ?
Cela signifie également que tous les manuscrits retrouvés ne sont pas égaux en taille ou en signification. Leur utilité réelle n’est pas toujours valable. Pour corser l’affaire, l’auteur démontre que le même manuscrit se retrouve parfois compté plusieurs fois car il a été retrouvé en fragments qui ont été enregistrés à différentes époques. Cela fausse bien entendu les résultats de comptage. Selon lui, et en tenant compte de tout cela, il faudrait reconnaître que nous possédons actuellement environ 5100 manuscrits.
La suite se concentre sur la comparaison des manuscrits bibliques grecs avec d’autres travaux antiques. L’auteur montre que les théologiens et les apologistes comptent les manuscrits bibliques qui existent (comptage inclusif) alors que les classicistes comptent généralement les manuscrits qui sont utilisables (comptage fonctionnel). Cette différence de méthode augmente de façon considérable l’écart entre le nombre de manuscrits bibliques et classiques en faveur des premiers. Mais cela n’est pas juste dans la méthode[7].
L’auteur explique que si les classicistes faisaient eux aussi un comptage inclusif, l’Iliade d’Homère passerait de 643 à 1569 manuscrits[8] ! Il en va de même pour l’écart entre la date de composition originale d’un document et la date de la copie la plus ancienne que nous possédions. Cet argument apologétique très souvent utilisé n’est finalement en réalité ni très juste ni très valable. Il montre simplement que les critiques bibliques ont plus de bases de travail textuel, mais pas que le texte actuel est « parfait ».
Les chapitres suivants s’intéressent à la datation des manuscrits retrouvés. Pour les auteurs, il faut au moins se donner une marge de 100 ans avec les techniques de paléographie actuelles[9]. Selon eux, la date la plus haute est toujours la date la plus sage. Par exemple, le fameux papyrus P52 daté approximativement de l’an 125, devrait plutôt être daté dans une fourchette comprise entre l’an 100 et 200, voire pour beaucoup aujourd’hui à une date supérieure à 200, ce qui recule l’âge de ce document d’au moins un siècle et fait perdre toute la valeur apologétique de ce papyrus.
Fait intéressant, les auteurs expliquent aussi qu’un manuscrit plus récent peut être un meilleur manuscrit[10]. En effet, l’âge d’un manuscrit ne reflète pas l’âge du texte qu’il contient. Les auteurs démontrent que les scribes faisaient un travail de copie consciencieux, et qu’au milieu du Moyen-Âge ils avaient à leur disposition plus de manuscrits anciens et de meilleure qualité que les scribes de la fin de l’Antiquité. Les scribes moyenâgeux avaient donc une critique textuelle plus élaborée, ce qui leur permettait de faire souvent un meilleur travail. Finalement, plus les copistes s’éloignaient du moment de rédaction original, plus ils ont développés des outils de critique textuelle, et plus leur copie s’est approché du texte de départ. Pour ces auteurs, il est donc nécessaire de redonner sa place au texte byzantin par rapport au texte reçu majoritaire.
D’autres auteurs s’intéressent ensuite aux copistes eux-mêmes. Les copistes n’étaient pas forcément des professionnels ni des amateurs zélés, mais la qualité et la régularité de leur copie montrent qu’ils étaient des scribes compétents, qu’ils aient été des secrétaires ou des esclaves habitués à ce genre de travail[11]. L’ensemble des documents que nous possédons démontre une stabilité du texte dans sa macrostructure, les variations textuelles se trouvant souvent plutôt au niveau de la microstructure. De plus, les corrections (en marge par exemple) montrent que les copistes révisaient – souvent plusieurs fois – leur copie. Ils étaient sérieux et honnêtes[12]. Nous pouvons même rajouter que certaines de ces corrections ont été faites plus tard dans la vie du manuscrit, ce qui prouve la rigueur et l’intégrité avec lesquelles les copistes souhaitaient transmettre le texte biblique à la postérité.
Vient ensuite le cas de la transmission. L’auteur prend pour exemple le parcours du texte de l’épître à Philémon. Il démontre que la plupart des variantes n’ont pas un impact significatif sur le texte lui-même[13]. Bien plus, ces variantes nous renseignent sur l’histoire de la transmission du texte et de sa lecture par l’Église au fil de l’histoire. Il explique l’importance de l’outil informatique dans la reconstruction du texte.
En ce qui concerne justement les variantes, les auteurs suivants donnent le chiffre d’environ 500 000 variantes « entre les manuscrits », et juste pour le texte grec[14]. Cependant, 500 000 variantes « entre les manuscrits » ne signifie pas 500 000 variantes « dans le texte » lui-même. De plus, ils relèvent que ces variantes ne concernent presque jamais les questions de doctrine ou d’éthique chrétienne[15]. Pour eux, ni la foi chrétienne ni l’inspiration biblique ne sont remises en cause par ces variantes. 99% de ces variantes sont inutiles au lecteur « lambda », et la majorité sont facilement résolvables – les exceptions étant peu nombreuses. Ils expliquent qu’il n’est pas impossible qu’il y ait quelques variations mineures du texte dans le futur, mais cela ne changera pas notre lecture du texte. Pour eux, c’est une certitude[16].
Revenant aux scribes, l’auteur suivant aborde le sujet de l’influence de la théologie et des présupposés sur ces scribes, la question étant de savoir s’ils auraient pu changer le texte biblique pour des raisons dogmatiques[17]. L’auteur s’attarde sur le cas du livre des Actes dans le codex de Bèze, et démontre que d’autres manuscrits reflètent des pensées contre les Juifs ou contre certaines hérésies christologiques. En critique textuelle, il est donc aussi nécessaire de connaître le contexte de rédaction d’un manuscrit afin d’apprendre à repérer ces intrusions dans le texte[18]. Cependant, l’auteur rassure le lecteur en expliquant que du fait du grand nombre de manuscrits que nous possédons, il est assez aisé d’identifier les tentatives de corruption.
L’auteur suivant se pose la question de ce que pensaient les Pères de l’Église quant aux variantes textuelles. Il explique que les Pères se permettaient une lecture moins littérale, plus large, multiple du texte biblique par rapport à nous. En effet, beaucoup de manuscrits circulaient, les chapitres et les versets n’existaient pas. Le canon non plus n’était pas officiellement fixé. Leur bibliologie était plus « souple ». Il y a donc un danger pour nous aujourd’hui à vouloir trop utiliser les citations des Pères comme argument apologétique[19].
C’est tout naturellement que le chapitre suivant se focalise sur la formation du canon biblique. Il explique notamment qu’avant la fixation du canon officiel, les chrétiens avaient des variantes dans leurs lectures, certains rejetant quelques livres comme Jude ou Apocalypse, d’autres intégrant des écrits comme le Pasteur d’Hermas ou autres. Cependant, ces derniers écrits n’ont jamais été reconnus comme inspirés, et malgré quelques variantes dans les listes retrouvées, la grande majorité du Nouveau Testament a fait consensus très tôt dans l’Église antique.
Les derniers chapitres se concentrent sur le sujet des traductions. Les auteurs expliquent que les traductions en langues vernaculaires ne sont pas d’une grande aide pour le travail de la critique textuelle[20]. Pour eux, l’intérêt des traductions est surtout historique, notamment dans le cas de manuscrits qui comportent une double traduction (dont une en grec). Cela permet de savoir comment tels ou tels mots ont été compris et traduits selon les époques. De plus, ils font remarquer que ces traductions nous permettent de connaître les communautés qui les ont produites. Pour ces auteurs, les traductions ne changent pas le « fond » du texte, et sont donc légitimes pour des communautés ne parlant pas le grec couramment. Elles ne servent pas dans ce cas de documents d’études, mais d’ « Écriture ». Cependant, ils relèvent qu’aujourd’hui, la traduction biblique est peut-être l’expression la plus importante de la critique textuelle[21].
Ce fait se reflète dans les nombreuses notes de bas de page que nous avons dans nos Bibles d’étude. Bien que les disciplines de la critique textuelle et de la traduction biblique soient distinctes, la deuxième à maintenant à sa disposition des outils qui sont le résultat du travail de la première. Par exemple, les traducteurs, qui pour la plupart n’ont pas accès aux manuscrits originaux, ont maintenant des aides précieuses comme des manuels, la tradition, des traductions intermédiaires, et des équipes de traducteurs professionnels qui font le lien avec la critique textuelle[22].
Les auteurs expliquent que forts de ces outils, c’est ensuite à l’équipe de traduction de faire le choix d’une traduction littérale ou dynamique, d’utiliser le Nestle-Aland ou le Tyndale comme base de travail, de choisir entre le textus receptus ou la tradition byzantine. Ils notent cependant que dans le travail de traduction, il y a un fort poids de la tradition de la dénomination d’Église dont font partie les traducteurs, plus que de la tradition de la critique textuelle. Ils en veulent pour exemple la fin de l’évangile de Marc qui, bien qu’elle soit mise entre crochets, n’est jamais supprimée des traductions pour être plutôt intégrée en bas de page[23].
Je vous recommande donc ce livre si vous pouvez lire l’anglais, et je vous invite à prier pour une traduction en français. La critique textuelle n’est pas là pour déconstruire la Bible ou pour en faire un simple sujet d’étude intellectuelle. Les recherches des experts en critique textuelle démontrent que ce livre qui fait l’objet de notre foi, au point d’être une autorité dans nos vies, est digne de confiance. Paradoxalement, bien que nous soyons les chrétiens les plus éloignés des apôtres, nous sommes peut-être aujourd’hui ceux qui avons le texte biblique le plus proche des originaux.
Les variantes actuelles sont connues et mineures en majorité, bien que ce ne soit pas une excuse pour les ignorer. Grâce au travail de ces personnes, aux découvertes de manuscrits, et au développement des technologies, la science nous permet non pas de démolir la Bible, mais confirme que le texte s’est transmis fidèlement durant des siècles, grâce à des hommes fidèles et guidés par la providence de Dieu, pour qu’aujourd’hui nous puissions découvrir clairement le message de l’Évangile, et dire avec tous les saints : « Je crois, viens Seigneur Jésus ».
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Notes et références :
[1] E. Hixson, P.J. Gurry, Myths and Mistakes in New Testament Criticism, IVP Academic, Illinois, 2019, p. XVI.
[2] Ibid., p. XII.
[3] Ibid., p. 47.
[4] Ibid., p. 43-45.
[5] Ibid., p. 45.
[6] Ibid., p. 69.
[7] Ibid., p. 89.
[8] Ibid., p. 76.
[9] Ibid., p. 109.
[10] Ibid., p. 131.
[11] Ibid., p. 151.
[12] Ibid., p. 170.
[13] Ibid., p. 189.
[14] Ibid., p. 210.
[15] Ibid., p. 209.
[16] Ibid., p. 210.
[17] Ibid., p. 212.
[18] Ibid., p. 227.
[19] Ibid., p. 252.
[20] Ibid., p. 303.
[21] Ibid., p. 305.
[22] Ibid., p. 307.
[23] Ibid., p. 311-313.