Jean Calvin sur la légitimité du prêt usuraire
Hier, dans l’épisode 202 de #QDLB, Alex et moi échangions au sujet du prêt usuraire et des différentes interdictions que l’on retrouve notamment dans l’Ancien Testament. Nous avons approché la question essentiellement de manière exégétique, même si nous avons dressé un rapide survol historique des pratiques dans l’Eglise depuis l’antiquité
Dans les discussions qui on suivi, plusieurs ont mentionné l’approche de Calvin, qui distinguait le prêt à la consommation du prêt économique. En me documentant sur le sujet, j’ai suis tombé sur une excellente synthèse d’Arnaud Berthoud, professeur à l’Université Lille 1, dont je vous livre quelques extraits ci-dessous.
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L’interdit de l’usure affirmé depuis l’Antiquité veut dire qu’un prêt ne doit pas – sauf exceptions clairement définies – être assorti d’un taux d’intérêt. Or on dit volontiers que Calvin s’est écarté de cette tradition. Il aurait légitimé le taux d’intérêt et par là favorisé le prêt d’argent, le développement des banques et le financement des investissements – à la base du capitalisme. Calvinisme, capitalisme – la relation, dit-on, passerait plus encore par la nouveauté de la doctrine du taux d’intérêt que par la valeur accordée au travail. Pour preuve on invoquera : l’essor du capitalisme au XVIe et XVIIe siècle dans les pays protestants et le retard pris dans les pays catholiques.
Je ne vais pas discuter de ces points d’histoire, mais seulement de la position prêtée à Calvin. Je voudrais suggérer que, contrairement à la réputation qui lui est faite, la doctrine de Calvin n’est pas nouvelle – elle n’est rien d’autre que la doctrine d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Mais ce qui est nouveau, c’est le ton et la forme sous laquelle Calvin la met en œuvre.
Que disent Aristote et Thomas d’Aquin ? Ils s’opposent à l’idée avancée par les grands marchands et les financiers de leur époque selon laquelle le prêt serait une sorte d’échange dans le temps et l’intérêt le prix du temps – le prix du temps consenti dans un contrat d’échange par l’emprunteur en fonction de son impatience de posséder tout de suite un bien ou une somme d’argent qu’il ne pourrait normalement détenir que dans un moment ultérieur. Moi, emprunteur, j’achèterais aujourd’hui une somme d’argent en payant le prix de sa détention immédiate. C’est cette idée qui sera reprise et développée de manière extrêmement précise par les économistes néo-classiques et en particulier par I. Fisher.
L’objection de Thomas d’Aquin qui dit s’inspirer directement d’Aristote est la suivante. On la trouve dans La Somme théologique (II-II Qu. 78, Article 1). J’essaye de la présenter de manière un peu plus incisive que M. Henaff. Le prêt n’est pas assimilable à un échange marchand. L’intérêt n’est pas assimilable au prix de quelque chose. Il n’est pas le prix du temps – comme si le temps dans le prêt était une sorte de chose dont on peut considérer la grandeur comme on le fait pour une marchandise offerte et demandée dans un échange. Le temps n’est pas une chose qu’on puisse regarder de l’extérieur et dont on puisse estimer la quantité physique et la quantité d’utilité, comme on le fait pour toute autre marchandise et comme on doit le faire pour qu’une chose soit tenue pour une marchandise. Si on considérait en effet le temps de l’extérieur, cela voudrait dire qu’on penserait être soi-même dans le moment de son jugement et de son estimation hors du temps ou au-dessus du temps – un agent intemporel.
L’objection est donc celle-ci : le prêt n’est pas un échange, l’intérêt n’est pas un prix, le temps n’est pas une chose qu’on puisse acheter ou vendre – même lorsqu’il est dit pour marquer des nuances que cette chose achetée ou vendue n’est pas indépendante mais qu’elle est toujours liée à un autre bien ou un autre service. En conséquence, la légitimité, la justification ou la rationalité cherchée par les marchands et les financiers de l’époque est sans fondement. L’intérêt est irrationnel, il est injustifiable, il est donc violent. Il est une violence faite aux hommes.
Dans l’esprit de Thomas d’Aquin, cela ne veut pas dire que toute rémunération d’un prêt devrait être interdite. Participer à la production d’un bien durable en apportant un capital pour une durée limitée, oui, cela vaut légitimement un retour sous la forme d’une prime de risque ou d’une participation au profit. C’est ce qu’on a appelé plus tard le prêt de production ou d’investissement. Mais cette prime de risque et cette participation au profit n’ont aucune raison d’être déterminées comme une grandeur proportionnelle à la somme prêtée comme l’est le taux d’intérêt.
Mais prêter de l’argent destiné à l’achat d’un bien – ce qu’on appelle aujourd’hui un prêt à la consommation – non, cela ne vaut légitimement aucun retour sous la forme d’un intérêt. L’argent en effet n’est pas, comme tel, productif. Il n’est pas un bien durable qui produit du service sur une durée plus ou moins longue – comme un immeuble ou une terre.
En réalité, pour Aristote et Thomas d’Aquin, le prêt d’argent ou le prêt de consommation est une relation qui lie de manière personnelle un créancier et un débiteur selon une relation hiérarchique sans réciprocité et sans égalité. En voulant faire du prêt une relation d’échange avec un prix, le créancier et le débiteur veulent tenter d’échapper à leur condition réelle et se délivrer de la dépendance qui les lie l’un à l’autre. Ils inventent la fiction d’une relation qui les rendrait indépendants l’un de l’autre – libérés de leur dépendance par la fiction d’un contrat marchand avec accord librement et réciproquement consenti sur la quantité et sur le prix.
Quelle forme de dépendance y a-t-il donc dans le prêt ? Le créancier prête quelque chose à un homme dans le besoin – et son acte relève de la bienveillance ou de la charité. Le débiteur reçoit cette chose d’un homme plus riche que lui – et son acte relève de la gratitude et de la reconnaissance. Ce qui les unit l’un à l’autre, c’est cette relation hiérarchique de charité et de reconnaissance qui les engage profondément et personnellement sur le plan éthique. En voulant se croire libérés de leur dépendance par le seul engagement du contrat marchand, le créancier et le débiteur tentent d’échapper à l’exigence éthique de la charité et à l’exigence éthique de la reconnaissance.
Je pense que Calvin, sans vraiment le savoir suit assez précisément cette doctrine ancienne – à une exception près. Je présente en quelques points sa position. Les citations ne relèvent pas de l’Institution Chrétienne où Calvin ne parle pas de prêt et d’intérêt, mais de commentaires bibliques à l’occasion de ses prédications, de quelques notes ou lettres particulières sur le sujet – dont une fameuse lettre adressée à un dénommé Claude de Sachin de 1545. Toutes mes références se trouvent dans l’ouvrage magistral d’André Biéler La Pensée Économique de Calvin, (1959, 2009). Mais je m’écarte un peu de son interprétation.
L’intérêt ou l’usure n’est pas licite. Les Anciens l’ont su. « Nous savons que le nom d’usurier a toujours été partout haï et tenu pour détestable » (p. 462) – en Grèce, à Rome et naturellement dans toute l’histoire du peuple juif et de la chrétienté – dit Calvin. En fait, on sait que le prêt à intérêt était largement pratiqué chez les peuples voisins de l’ancien Israël (R. de Vaux, Les Institutions de L’Ancien Testament, 1961, I/p. 260) et que l’interdit n’a pas empêché la pratique contraire.
Les textes bibliques invoqués par Calvin sont les textes qu’on retrouve cités par les Pères de L’Église et Thomas d’Aquin. Il s’agit en particulier de trois textes de l’Ancien Testament. Exode 22/24 : « Si tu prêtes de l’argent à mon peuple, au malheureux qui est avec toi, tu n’agiras pas avec lui comme un usurier, vous ne lui imposerez pas d’intérêt. » Deutéronome 23/21 : « À un étranger, tu feras des prêts à intérêt, mais à ton frère tu n’en feras pas. » Ezéchiel 18/8 : « le juste ne prête pas à intérêt ». Calvin connaît assez d’hébreu pour savoir que « intérêt » traduit les deux mots morsure et accroissement (p. 467).
Le Nouveau Testament est moins net. Il n’y a pas de texte précisément consacré au prêt à intérêt dans les Évangiles ou les épîtres. Mais, selon Calvin, l’esprit va dans le même sens que l’Ancien Testament. « L’humanité, dit-il, se doit principalement montrer en matière de prêt… car nous n’approuvons pas bien notre charité, sinon en prêtant sans espoir, suivant le commandement de Jésus-Christ » (p. 462).
Pour Calvin, cet interdit est universel. Il vaut pour tous les hommes sans discrimination de race ou de nationalité. « Puisque la paroi laquelle séparait jadis les juifs d’avec les païens est abattue, notre condition (de chrétiens) est aujourd’hui diverse. C’est pourquoi nous devons épargner tout le monde sans exception pour n’user point d’usures ni de pilleries et devons garder semblable équité envers tous » (p. 463, 467).
Équité dont on rencontre souvent le terme dans les textes de Calvin à propos du prêt n’est pas un équivalent du terme de justice. L’équité n’est pas une forme de la justice distributive ou commutative. Le prêt n’est pas une relation de réciprocité entre égaux comme le veut la justice économique. Le prêt gratuit sans intérêt est une réplique du don gratuit de Dieu. L’équité envers tous est la charité et la compassion envers les hommes considérés sous la perspective de leur « union fraternelle » (p. 465). Elle s’impose particulièrement à l’égard des pauvres. « Le Christ requiert des siens une libéralité gratuite, qu’ils mettent peine d’aider aux pauvres, desquels on ne peut attendre aucune récompense » (p. 455). En tout cela, Calvin suit la tradition patristique.
Cette insistance sur le fait que les pauvres sont les destinataires habituels du prêt permet de comprendre a contrario que, pour Calvin, lorsque le prêt a pour destination des riches et que ceux-ci ont pour projet de faire fructifier leur emprunt par une production, l’interdit du prêt à intérêt perd sa raison d’être. « Si un homme riche et bien aisé voulant acheter une bonne métairie, emprunte une partie de la somme de son voisin, pourquoi celui qui prête ne pourrat-il pas tirer quelque profit du revenu, jusques à ce qu’il ait reçu son argent ? Il advient tous les jours beaucoup de cas semblables, auxquelles, touchant l’équité, l’usure n’est pas pire qu’un achat » (p. 464). A. Biéler insiste sur cette distinction entre ce qu’on peut appeler en effet avec lui le prêt de consommation, pour lequel l’intérêt serait une violence faite à l’emprunteur et au pauvre dans le cas le plus fréquent et le prêt de production pour lequel l’intérêt est légitime. Mais il ne voit pas que cette distinction de Calvin se trouve déjà chez Thomas d’Aquin.
Qu’il y ait prêt de production avec intérêt – ou participation au profit – et que cela même puisse se produire souvent est une chose. Toute autre chose serait de faire de cette activité un métier et une institution. De cela, Calvin ne veut pas pour Genève ou ailleurs. « Je n’approuve pas si quelqu’un propose faire métier de faire gain d’usure » (p. 459). Tirer profit de son prêt de production, « ce sera seulement pour une fois… » (p. 468).
Il faut dire maintenant l’exception qui me fait penser que Calvin ne suit pas complètement la doctrine aristotélicienne et thomiste. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, l’argent est un bien non durable et comme tel improductif. Calvin se moque de cette idée. « La subtilité d’Aristote est mal fondée en cet endroit, à savoir que l’usure est contre nature, d’autant que l’argent est stérile et n’enfante point argent… » (p. 465). Ou encore « Quoi ? Quand on achète un champ, à savoir si l’argent n’engendre pas l’argent ? Les marchands, comment augmentent-ils leurs biens ? » (p. 458). Si la stérilité de l’argent doit justifier l’interdit de l’intérêt ou de l’usure, alors l’argument est bien faible, dit Calvin, et les marchands auraient toute raison de ne pas s’y conformer.
En fait, Calvin confond l’argent et sa destination productive par quoi l’argent devient un capital. Il ne comprend pas que l’argent, comme tel –pecunia dans La Somme Théologique, nomisma dans La Politique – a pour seul usage immédiat l’achat ou le paiement d’une chose et qu’il deviendrait pour cette raison même irrationnel de vouloir demander à l’emprunteur en plus de l’argent qu’il rembourse une indemnité pour s’en être servi. Ce serait par analogie vouloir dans un échange faire payer à l’acheteur à la fois la chose et l’usage de la chose. Or c’est précisément cette irrationalité qui les accuse que les marchands tentent de surmonter en inventant sous l’espèce du temps la fiction d’une marchandise supplémentaire ou d’une chose achetée en supplément de la chose empruntée et dont le prêt d’argent ne serait en fait que l’expression.
Faut-il alors penser que Calvin en manquant cette idée profonde sur l’argent, sa fonction dans l’échange et l’inconséquence d’un remboursement de la chose assorti d’un paiement de l’usage de la chose n’aurait rien vu de l’implication du temps dans la réflexion sur le prêt ? C’est la question qu’il faut poser ici et qui me semble constituer l’enjeu de la comparaison entre Calvin et la tradition aristotélicienne.
Quelle est en définitive la nature du prêt ? Pour la tradition aristotélicienne, le prêt est le don d’une chose pour un temps donné. Il est pour ainsi dire le don du temps. C’est pourquoi, comme don, il ne relève pas directement de la justice mais de la charité. En est-il différemment pour Calvin ? Ma réponse est celle-ci. Calvin suit la même idée, mais sous une forme pratique et moins conceptuelle ou spéculative. Pour lui aussi le prêt est une affaire de temps, mais la philosophie et la recherche d’une rationalité et d’une essence des choses ne l’intéresse pas. Calvin n’est pas philosophe et sa théologie n’est pas spéculative – sauf sans doute dans sa théologie politique. Elle n’est qu’une forme systématique d’exégèse. Son intervention ici comme ailleurs est marquée par un esprit évangélique et une éthique de la liberté. Que lui faut-il dire ou que lui faut-il prêcher face au bouillonnement des affaires, des échanges et des prêts qui donnent vie à Genève et dans une partie de l’Europe ?
Ce qu’il prêche, c’est le goût de l’action des hommes sous la grâce de Dieu loin de tout légalisme biblique ou naturel. On devine dans sa prédication l’horreur que la fainéantise des nobles et des moines inspire à Calvin et on mesure combien son exaltation de la dignité du travail réhabilite la masse des paysans, des artisans et de toutes les petites gens. Mais – chose tout à fait nouvelle – les marchands et les financiers sont eux aussi, dans son esprit, des travailleurs qui méritent une égale considération. On sent chez Calvin, étendu à tous les lieux de la société, ce que Karl Barth appelle à son propos « un amour royal de la vie active » (Préface à Calvin. Textes choisis par Charles Gagnebin, Paris, Egloff, 1948).
Dans les prêts – qu’ils soient de consommation ou de production – qu’ils soient le fait du riche vers le pauvre ou le fait du riche vers le riche – Calvin voit les hommes se lier les uns aux autres par leurs actes d’une manière particulière. On ne remarque cela ni dans les échanges ou dans les partages où la situation de réciprocité appelle la justice, ni dans les dons sans retour où la charité et la reconnaissance n’ont pas de limite fixée dans une durée.
Dans les prêts, les hommes se lient pour une durée limitée. Le lien est hiérarchique. La charité du riche consiste à donner du temps à celui qui n’en a pas et la reconnaissance du pauvre consiste à vivre du temps donné par l’autre pour un moment. Ni charité qui engagerait pour toujours, ni dette infinie. Ce lien nourrit une solidarité spécifique à laquelle aucune autre forme de distribution ne peut correspondre – une solidarité propre à notre condition temporelle – « une union fraternelle » valable pour tout homme. C’est pourquoi, Calvin lui est sans doute si favorable. Il semble dire : sachons entre nous nous prêter ce dont nous avons besoin – pour vivre toujours plus et toujours plus agir. Nous témoignerons ainsi devant Dieu de notre humanité active dont le temps toujours délimité et l’attente toujours indépassable font la condition commune. L’intérêt prélevé sur le pauvre dans un prêt de consommation reste une faute – une violence ou une pillerie – une iniquité. Le financier par métier et l’institution bancaire sont inacceptables. Mais la prédication de l’évangile et « l’amour royal de la vie active » consistent à dire, selon le mot de l’apôtre Paul que « là où le péché abonde la grâce surabonde. »
On peut sans doute penser que le calvinisme ultérieur, pour contourner l’interdit d’usure, s’est emparé de cette liberté évangélique et de cette approche positive du prêt dont témoigne Calvin dans sa prédication. On devine qu’une philosophie économique et une théorie du prêt se sont alors constituées plus ou moins explicitement à l’intérieur d’une orthodoxie théologique beaucoup plus spéculative. Les pauvres, la charité et la reconnaissance, même la grâce – dites dans la prédication – deviennent des thèmes mineurs du discours réformé. L’exception du prêt de production devient le cas ordinaire. L’idée d’un argent productif avancée en marge par Calvin devient maintenant l’idée majeure. Puis beaucoup plus tard, au-delà même du XVIIe siècle, les économistes – d’origine d’ailleurs souvent protestante – tenteront de disqualifier les objections d’Aristote et de Thomas d’Aquin contre le prix du temps et de faire du temps une sorte de marchandise et du prêt une sorte d’échange placés l’un et l’autre sous la perspective du choix d’un agent intemporel. Alors tous les prêts ou tous les crédits, quelle que soit leur nature, deviendront les formes variées d’un échange dit intertemporel. Toute la circulation du capital et toutes les formes du métier bancaire seront légitimées. Aucun soupçon d’irrationalité ou de violence ne viendra plus s’attacher au capitalisme. « L’utilité commune » – expression utilisée parfois par Calvin (A. Biéler, p. 457) – l’emportera sur tous les arguments éthiques, comme le souhaitaient déjà les humanistes qui entouraient Calvin. L’interprétation que je défends est que Calvin n’est pas de ce côté du calvinisme postérieur avec son utilitarisme naissant. Utilité commune des banques et de la monnaie de crédit, sans doute, dirait-il, mais sous la grâce et non comme bien et justice. Utilité commune, mais qui n’enlève rien à l’injustice ou la violence de départ.
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