Focus sur l’argument ontologique
Le tout nouveau volume Une foi, des arguments, sous la direction de Lydia Jaeger et Alain Nisus, contient un traitement relativement exhaustif de l’argument ontologique (par Lydia Jaeger). Je le reproduis ci-dessous, avec l’accord de l’éditeur.
L’ouvrage, que je parcours actuellement, est de très bonne facture. Certains contributeurs sont d’ailleurs des intervenants réguliers de nos podcasts et de nos formations. Si vous vous intéressez à l’apologétique, je vous encourage à vous le procurer, d’autant qu’il est actuellement au prix de lancement (à commander ici).
L’argument dit ontologique est sans doute la preuve théiste la plus intrigante. En effet, elle prouve (ou cherche à prouver) l’existence de Dieu à partir du simple concept de Dieu. Voici l’idée : dès que l’on pense Dieu, on doit penser en même temps son existence. Ou dit autrement : celui qui comprend le mot « Dieu » doit conclure qu’il existe. C’est un argument a priori, c’est-à-dire qu’il ne fait pas intervenir des informations que nous recevons par les sens. Sa validité ne dépend d’aucun fait qu’il s’agirait de vérifier d’abord dans l’expérience.
[…]
A première vue, l’argument ontologique a tout du tour de passe-passe philosophique : comme le magicien qui sort le lapin de son chapeau, il suffirait de penser à Dieu pour prouver qu’il existe ? Or, je peux imaginer plein de choses qui n’existent pas pour autant : des cochons verts qui volent, la Petite Sirène, le Pays de Cocagne…
Ne tirons pas si vite des conclusions. L’argument ontologique conti- nue à être débattu depuis des siècles. Qu’on ne l’ait pas encore mis au repos dans le cimetière des chimères philosophiques est peut-être un indice qu’il est plus solide qu’on ne l’imagine de prime abord. Il mérite au moins un examen attentif. Et ce d’autant plus qu’il est extravagant. Si l’argument est valide, il remporte la palme face à tout autre argument théiste, car il prétend conclure de façon certaine et prouver d’un seul mouvement argumentatif non seulement l’existence de Dieu mais aussi sa perfection par rapport à tous les attributs (toute-puissance, bonté absolue, etc.).
Le moine bénédictin et futur archevêque Anselme de Cantorbéry (1033/4- 1109) a proposé le premier une version de l’argument ontologique dans son Proslogion (vers 1077/78), quand il était prieur de l’abbaye du Bec, en Normandie. Il avait d’abord pensé à appeler son ouvrage Fides quaerens intellectum (« La foi en quête d’intelligence »), slogan qui résume bien sa démarche. Le Proslogion (terme grécisé pour « allocution ») est écrit sous forme de prière. Anselme y parle « au nom d’un [homme] qui s’efforce d’ériger son esprit jusqu’à contempler Dieu et cherche à comprendre ce qu’il croit ». Il cherche « un argument unique qui, pour être probant, n’eût besoin d’aucun autre que lui, et qui, à lui tout seul, suffit à garantir que Dieu est vraiment, qu’il est le souverain bien…, ainsi que tout ce que nous croyons de la substance divine »
Pour trouver cet argument, il s’inspire de l’affirmation du Psaume 14.1 (et 53.2) : « Le fou dit dans son cœur : ‘Il n’y a pas de Dieu !’ » Pourquoi est-ce fou, insensé (et non seulement impie) de nier l’existence de Dieu ? Pour le comprendre, Anselme adopte une définition de Dieu qu’il trouve chez des auteurs païens : Dieu est l’être « tel que rien ne se peut penser de plus grand » (Sénèque le Jeune, dans Questions naturelles I.13, parle de la « grandeur dont on ne peut rien penser de plus grand » [en latin magnitudo qua nihil maius cogitari potest]). Le non-croyant peut accepter cette définition. Du fait qu’il dit dans son cœur que Dieu n’existe pas, il reconnaît par là même qu’il peut former le concept de Dieu. Or, penser que ce Dieu n’existe pas en réalité est en contradiction avec la définition de Dieu qu’il a pourtant acceptée. Et croire une contradiction est insensé, irrationnel. Voici ce qu’Anselme écrit dans l’original :
Il est bien certain que ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand ne peut être seulement dans l’intellect. Car si c’est seulement dans l’intellect, on peut penser que ce soit aussi dans la réalité, ce qui est plus grand. Si donc ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est seulement dans l’intellect, cela même qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est tel qu’on peut penser quelque chose de plus grand ; mais cela est à coup sûr impossible. Il est donc hors de doute qu’existe quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand, et cela tant dans l’intellect que dans la réalité.
L’argumentation d’Anselme est dense. Dénoncée par les uns comme so- phisme, exaltée par les autres comme la preuve théiste la plus élégante, sa proposition a donné lieu à un débat séculaire qui n’est pas encore clos. D’ailleurs, le débat ne porte pas seulement sur la validité de l’argument, mais aussi sur son interprétation. Quel est exactement le raisonnement qu’An- selme poursuit ? Et quel est le rapport de l’argument proposé dans le deu- xième chapitre du Proslogion avec le reste de l’œuvre ? La question se pose en particulier par rapport au chapitre suivant dans lequel Anselme poursuit son argument pour établir que Dieu existe nécessairement, c’est-à-dire qu’il n’est même pas possible de penser qu’il n’est pas. En effet, raisonne-t-il, s’il était possible de penser que Dieu n’est pas, ce serait une forme d’existence inférieure à ce qui existe nécessairement. Mais on ne peut pas attribuer une telle forme d’existence inférieure à l’être tel que rien ne se peut penser de plus grand sans tomber dans la contradiction. Pour certains auteurs, Anselme propose ici un deuxième argument ontologique (de type « version modale »), jugé parfois supérieur à celui du chapitre II.
L’argument ontologique : version définitionnelle
Pour le dialogue apologétique, la question de savoir ce qu’Anselme avait exactement à l’esprit quand il a écrit son texte importe peu. Ce qui compte, c’est de savoir si l’on peut formuler un argument solide à partir de sa proposition. C’est pourquoi la présentation qui suit se concentre sur plusieurs versions de l’argument ontologique qui ont été proposées à partir de son texte. Elles cherchent toutes à fournir un raisonnement rigoureux qui peut faire face aux objections.
Commençons par la version définitionnelle que l’on trouve chez Descartes (dans la cinquième des Méditations métaphysiques). Elle définit Dieu comme l’être qui a toutes les perfections. Si l’on admet que l’existence est une perfection, l’être qui a toutes les perfections (Dieu) doit nécessairement exister. De structure logique plus simple que la version originale, la version définitionnelle n’a besoin que de trois étapes pour prouver l’existence de Dieu :
1. Dieu est défini comme l’être qui a toutes les perfections.
2. L’existence est une perfection.
3. Donc Dieu existe.
La déduction de la conclusion 3 à partir des prémisses 1 et 2 est implacable. Si l’on veut résister à la déduction cartésienne, il faut attaquer la prémisse 1 ou 2, ou les deux.
• Prémisse 1. Il ne suffit pas d’écrire une définition. Il faut encore s’assurer qu’elle ne recèle pas de contradiction. Par exemple, on peut parler du « cercle carré », élaborer de jolis arguments pour cette entité (qui prouvent qu’il est à la fois rond et qu’il a quatre coins)… mais tout cela ne vaut rien parce que la définition au dé-part est incohérente. En ce qui concerne la prémisse de l’argument ontologique dans sa version définitionnelle, il ne saute pas aux yeux (contrairement au cercle carré) que la définition adoptée soit in- cohérente. Mais reconnaissons-le : il n’est pas non plus évident de prouver qu’il est possible, sans contradiction, de réunir toutes les perfections dans un seul être. Par exemple, peut-on être parfaite- ment aimant et parfaitement juste ? Le chrétien répond que oui, car il sait que Dieu est amour et justice. Mais l’incroyant peut entretenir quelques doutes à ce sujet. Du coup, la prémisse 1 ne va pas de soi pour lui.
• Prémisse 2. Kant a résisté à l’argument ontologique en remet- tant en cause l’idée selon laquelle l’existence est une propriété : si elle n’est pas une propriété, elle n’ajoute rien à un concept. A ce moment-là, la définition de Dieu comme l’être le plus grand n’impliquerait pas son existence. Doit-on recevoir cette objection ? Le débat est difficile. On peut faire valoir contre Kant que l’on ne peut pas disjoindre existence et essence : la description complète d’un étant inclut l’existence (le lieu, le temps de son existence…). Et même si l’on acceptait l’objection pour les entités contingentes (c’est-à-dire qui peuvent ou non exister), l’existence nécessaire paraît bien être un attribut.
Cyrille Michon, à la suite de Peter van Inwagen, offre une autre façon de résister à l’argument : il fait valoir une ambiguïté syntactique dans la prémisse 1. Pour la formuler de façon plus rigoureuse, il faudrait dire : « Soit une entité Dieu qui est définie comme l’être qui a toutes les per- fections », ou encore : « Par définition, Dieu a toutes les perfections. » Cependant, du coup, on ne peut plus inférer la conclusion 3, mais seu- lement la conclusion plus faible : « Par définition, Dieu existe », ce qui ne permet pas de conclure à l’existence de Dieu dans la réalité.
L’argument ontologique version modale (Leibniz et Plantinga)
La version « modale » de l’argument ontologique (c’est-à-dire celle qui fait intervenir des notions telles que la possibilité et la nécessité) se trouve chez Leibniz (et peut-être déjà dans le chapitre III du Proslogion d’Anselme). Pour lui, est possible tout ce dont la description n’implique aucune contradiction, or Dieu est défini comme l’être réunissant toutes les perfections, et les perfections, d’après Leibniz, sont des réalités purement positives qui ne peuvent pas être en contradiction les unes avec les autres. Le célèbre mathématicien et spécialiste en logique Kurt Gödel (1906-1987) a élaboré une version formalisée de la preuve leibnizienne qui a été publiée après sa mort. L’épistémologue réformé Alvin Plantinga a également proposé une version modale contemporaine de l’argument ontologique.
L’argument ontologique modal part de la prémisse qu’il est possible que Dieu existe. Dans sa forme la plus brève, celle-ci s’énonce ainsi : « L’être nécessaire est possible, donc il existe. » Détaillons les différentes étapes argumentatives qui la composent :
1. Il est possible que Dieu existe.
2. Dieu n’est pas un être contingent (c’est-à-dire qui peut exister ou ne pas exister, ou qui pourrait être différent de ce qu’il est).
3. Donc, soit il n’est pas possible que Dieu existe, soit il est nécessaire que Dieu existe.
4. Donc, il est nécessaire que Dieu existe.
5. Donc, Dieu existe.
Les prémisses 1 et 2 sont celles sur lesquelles repose l’argumentation ; l’affirmation 3 découle directement de 2 ; et 4 est une conséquence de 3 dans la mesure où la prémisse 1 exclut la première des deux options. 5 découle enfin de 4, car si un être existe nécessairement, il doit évidemment exister.
Des deux prémisses de l’argument, c’est la première qui est la plus délicate. En effet, la deuxième correspond bien à l’idée que l’on se fait de Dieu : un être contingent – qui peut exister ou ne pas exister – n’est justement pas le Dieu du théisme. Mais que penser de la prémisse 1 ? Plantinga considère qu’elle est seulement rationnelle (c’est-à-dire rationnellement permise) ; d’autres tiennent l’argument pour plus fort. Ainsi, Leibniz a cherché à prouver la possibilité de l’être nécessaire.
Qu’est-ce que l’athée peut répondre ? Il peut évidemment contester la prémisse 1, c’est-à-dire considérer qu’il n’est pas possible que Dieu existe. C’est plus que ce que l’athéisme postule couramment : il se limite à soutenir la non-existence de Dieu, sans se prononcer sur la possibilité de celle-ci.
Cela dit, une autre ligne de défense s’offre à l’athée : l’argument ontologique dans sa version modale ne prouve que l’existence de l’être né- cessaire, mais comment savoir que cet être nécessaire est le Dieu du théisme ? Comment savoir que l’être nécessaire est bon, tout-puissant, omniscient, parfaitement juste… ? C’est le chrétien, non l’athée, qui est convaincu que la bonté, la toute-puissance, l’omniscience, la justice ca- ractérisent le principe dernier de la réalité.
Pour pousser son attaque encore plus loin, l’athée peut formuler un argument analogue à l’argument ontologique modal, mais qui établit la non-existence de Dieu. Il suffit pour cela de partir de l’idée – acceptée par beaucoup de croyants – qu’il est possible que Dieu n’existe pas :
1. Il est possible que Dieu n’existe pas.
2. Dieu n’est pas un être contingent (c’est-à-dire qui peut exister ou ne pas exister).
3. Donc, soit il n’est pas possible que Dieu n’existe pas, soit il est nécessaire que Dieu n’existe pas.
4. Donc, il est nécessaire que Dieu n’existe pas.
5. Donc, Dieu n’existe pas.
Cette parodie de l’argument ontologique modal (qui est aussi implacable que l’argument original lui-même) fait bien ressortir ce qui est en jeu entre l’athée et le croyant : si Dieu est vraiment l’être nécessaire, le débat ne peut pas se dérouler sur un terrain neutre consistant à accepter au moins la possibilité de son existence ou de sa non-existence. Pour être cohérent, l’athée devrait ne pas concéder la possibilité de l’existence de Dieu, tout comme le croyant ne devrait pas concéder qu’il est possible que Dieu n’existe pas. L’être nécessaire n’est tout simplement pas le type d’entité à propos duquel cela a du sens de dire qu’il peut exister ou ne pas exister.
Pour bien saisir ce qui est en jeu dans le débat entre croyants et non-croyants, il convient de distinguer deux sortes de possibilités : la possibilité métaphysique (quant à l’existence) et la possibilité épistémique (quant à la connaissance). L’athée (sauf s’il est absolument certain de son athéisme), peut accepter de dire qu’il est épistémiquement possible que Dieu existe (le contraire n’est pas absolument certain), mais il n’accepte pas (ou ne devrait pas accepter) qu’il est métaphysiquement possible que Dieu existe. Toutefois, quand on remplace la prémisse 1 de l’argument ontologique modal par la prémisse plus faible : « 1*. Il est épistémiquement possible que Dieu existe », le reste de la chaîne argumentative ne tient plus.
Pour bien saisir ce point, prenons le cas d’un théorème mathéma- tique qui est faux. Avant d’avoir compris la preuve de sa fausseté, je peux dire : « Il est (épistémiquement) possible qu’il soit vrai », c’est-à-dire que rapporté à mes connaissances actuelles, il peut être vrai. Pourtant, toutes les vérités mathématiques sont nécessaires. Donc, s’il est faux, il est nécessairement faux. Cela montre bien qu’une affirmation peut être fausse, même de façon nécessaire, alors que dans un autre sens (par rapport au savoir à ma disposition), il est possible qu’elle soit vraie.
L’argument ontologique: version «raisonnement par l’absurde»
La version « raisonnement par l’absurde » est très proche de l’argument original d’Anselme. Elle correspond à ce que l’on obtient si l’on essaie de transformer son texte en raisonnement analytique par étapes. […]
Voici ce que l’on obtient quand on formule la preuve qu’Anselme a élaborée sous forme de raisonnement par l’absurde :
1. Je conçois un être D tel qu’aucun être plus grand ne peut être conçu.
2. Supposons que D n’existe pas.
3. Je peux alors concevoir un être D*, en tout semblable à D et qui existe.
4. Il est plus grand d’exister que de ne pas exister.
5. D* est alors plus grand que D, et nous venons de concevoir D*, ce qui est absurde, car D est l’être tel qu’aucun être plus grand ne peut être conçu.
6. D existe.
Le lecteur l’aura compris : D désigne Dieu. Ce remplacement est opéré pour que l’on se rende compte que l’argument n’a recours à aucune intuition ou expérience religieuse que le mot « Dieu » pourrait évoquer. Poser la définition « un être tel qu’aucun être plus grand ne peut être conçu » suffit.
La preuve est-elle valide ? Le raisonnement par l’absurde est couram- ment employé en mathématiques. Il n’y a donc pas lieu de le récuser dans un argument philosophique (sauf si l’on remet en cause le principe du tiers exclu de la logique classique, principe qui affirme qu’une affirma- tion est soit vraie, soit fausse). La version « raisonnement par l’absurde » échappe aussi à la difficulté rencontrée par la version définitionnelle qui pose une définition de Dieu dont il n’est pas facile de démontrer la cohérence (« l’être qui a toutes les perfections »). Anselme l’avait justement évitée dans sa formulation originale de la preuve et avait adopté une dé- finition négative pour Dieu : « un être tel qu’aucun être plus grand ne peut être conçu ». Il est plus difficile de plaider que celle-ci serait incohérente. Certes, la forme de sa preuve est plus complexe que celle de Descartes, mais elle prête moins le flanc à l’objection selon laquelle elle emploie une définition contestable de Dieu.
Une fois la définition de D posée, les autres étapes suivent inexora- blement, à l’exception de l’affirmation 4 : « Il est plus grand d’exister que de ne pas exister. » Comment le savoir ? Anselme le pose comme une évidence. La plupart des Occidentaux le suivraient sans doute. C’est moins sûr pour le bouddhiste qui considère que la réalité ultime est le nirvana. En fin de compte, c’est Dieu qui garantit qu’il est bon d’exister. Comme l’être et la bonté se rencontrent dans la réalité suprême, exister est bon.
Le premier chapitre de la Bible le dit déjà pour la création : « Dieu regarda tout ce qu’il avait fait, et il constata que c’était très bon » (Genèse 1.31). Etant créés par ce Dieu, la plupart des hommes gardent l’intuition que la prémisse 4 est vraie, même quand ils ne reconnaissent pas en Dieu le fondement ultime et bon de ce qui existe. La preuve ontologique les pousse à aller plus loin pour qu’ils se rendent compte que la bonté de l’existence, combinée à l’idée de Dieu qu’ils conçoivent, les amène à Dieu. Notons aussi qu’au sens strict, la preuve n’a pas besoin de présupposer que la prémisse 4 soit valide pour n’importe quelle entité. Il suffit qu’ellevaille pour des entités excellentes comme D ou des entités similaires à D. Il faut avoir une vision très pessimiste de l’existence (ce qui est peut-être le cas de certaines versions du bouddhisme) pour le nier.
Le D dont l’argument ontologique, dans sa version « raisonnement par l’absurde », établit l’existence, est-il pourtant bien le Dieu du théisme ? Pour pousser l’interrogation encore plus loin, est-ce le Dieu auquel s’intéresse l’expérience religieuse ? Peut-on le prier ? Tout dépend de ce que l’on entend par « plus grand ». Pour le chrétien, un Dieu personnel et qui s’intéresse à sa créature est plus grand que le Dieu impersonnel, la Nature, qu’envisage le panthéisme. Mais il n’est sans doute pas si facile que cela de le faire admettre à tout interlocuteur non chrétien. N’oublions pas qu’Anselme a proposé son raisonnement dans le contexte d’une prière. Il s’agit bien de « la foi en quête d’intelligence » ; l’argument n’est pas censé remplacer la foi. Il n’empêche que l’argument ontologique, aussi philosophique et abstrait qu’il soit, peut ouvrir une brèche dans les défenses de tel ou tel non-croyant pour l’amener à envisager au moins l’idée que le débat sur Dieu ne soit pas clos.
Une version prudente de l’argument ontologique
La version « raisonnement par l’absurde » évite bien des objections qui ont été formulées à l’encontre de la preuve anselmienne. La dernière étape du raisonnement qui conclut à l’affirmation 6 – « Dieu existe » – a pourtant recours à un présupposé caché qui la rend vulnérable : l’affirmation 5 ne porte que sur l’absurdité de certains énoncés. Comment passer de ce constat, qui relève de la logique, à une affirmation qui porte sur la réalité ? Après tout, la réalité pourrait être irrationnelle – et notre raison inadéquate pour la saisir – ou auto-contradictoire.
Le philosophe français Cyrille Michon (né en 1963), professeur à l’Université de Nantes, a proposé une version prudente de l’argument ontologique. Il évite de conclure de l’absurdité de la non-existence d’une chose à son existence, car un tel mouvement déductif présuppose que la raison humaine soit apte à légiférer sur la réalité. Du coup, l’argument ne prouve pas l’existence de Dieu mais le caractère irrationnel de l’athéisme. En voici la formulation (où l’on emploie maintenant le symbole G, de « God », à la place de D) :
1. Quiconque comprend une description ‘G’ et juge qu’il y a un G se représente quelque chose de plus grand que s’il ne jugeait pas qu’il y a un G.
2. Donc, quiconque comprend et conçoit la description « être tel qu’aucun être plus grand ne peut être représenté » et juge qu’il n’y a pas un tel être peut se représenter quelque chose de plus grand : à savoir en jugeant qu’il y a un tel être.
3. On ne peut pas juger qu’une chose G (conçue comme G) n’est pas G.
4. Donc, quiconque comprend la description « être tel qu’aucun être plus grand ne peut être représenté » ne peut pas juger qu’un tel être n’existe pas.
En bref, celui qui nie Dieu perd la raison. Le théiste, en revanche, en jugeant que Dieu existe, n’arrive à aucune absurdité ou incohérence comparable, et il n’est donc pas conduit à une réfutation de la raison. Certes, cela ne prouve pas strictement que Dieu existe, mais cela montre la situation désespérée dans laquelle se trouve celui qui refuse de croire en lui. Je ne peux pas comprendre (ou simplement penser comprendre) la description « être tel qu’aucun être plus grand ne peut être représenté » et juger que cet être n’existe pas sans déraisonner, sans renoncer à la cohérence de ma pensée. Ainsi, l’argument ontologique prouve, sinon l’existence de Dieu, au moins le caractère irrationnel de l’athéisme. Mais le fait de penser, de raisonner est une expérience fondamentale, commune à tous les humains. Par sa raison, tout homme fait donc l’expérience de Dieu. Sans que beaucoup s’en rendent compte, Dieu est inhérent à l’exercice de la raison.