Jacques Ellul – Le bluff technologique (2)
Voici la suite de la recension du Bluff technologique, de Jacques Ellul, entamée hier (voir ici). Bonne lecture !
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Quatrième partie – L’homme fasciné
Chapitre 1 – Progrès de la technique et philosophie de l’absurde
L’absurde humain de la technique – La question immédiate que je me pose en présence des effets des techniques courantes sur l’homme existant, enfant, adulte, et leur probable développement, c’est le type d’homme qui est effectivement créé par millions, déjà maintenant, et sans la moindre intervention génétique. Or, je qualifierais cet homme, tel que je le rencontre, d’homme fasciné, halluciné, diverti.
L’homme de notre société, après avoir été un obsédé du travail, devient un homme fasciné par la multiplication des images, l’intensité des bruits, la dispersion des informations. Il devient absurde et affolant de constater que les jeunes ne peuvent simplement pas supporter de vivre une heure sans cette musique qui écrase leur cerveau. Ils sont tellement intoxiqués par ce bruit qui efface tout le reste qu’ils en ont besoin dans un train, dans une auto… Ils ne peuvent plus échapper à ce magnétisme qui les empêche à la fois de prendre conscience du monde extérieur, de recevoir d’autres impressions, de vivre dans un monde réel, et de sortir de leur obsession.
C’est ce que j’entends par l’homme fasciné. Cet environnement de bruit et d’images est tellement envahissant, suggestif et attractif, que l’homme ne peut pas continuer à vivre sur le mode de la distanciation, de la médiation, de la réflexion, mais seulement sur le monde de l’immédiateté, de l’évidence et de l’action hypnotique. C’est-à-dire trois caractéristiques de l’absurde, au sens existentiel.
Chapitre 2 – La déraison
Paradigmes – Il me semble apercevoir cinq lignes de force dans cette ruée de l’univers technicien dans la déraison. Le premier paradigme, c’est la volonté de tout normaliser.
Le second paradigme de la déraison, c’est l’obsession du changement à tout prix : c’est la forme populaire prise par le mythe du progrès.
Le troisième paradigme de la déraison, c’est la croissance, à tout prix.
Le quatrième paradigme de la déraison est : réaliser toujours plus vite.
Enfin le dernier paradigme est celui-là implicite : il s’agit de la récusation de tout jugement sur ce qui est opéré par les techniques.
Chapitre 4 – A quoi ça sert ? L’univers du gadget
Cette même explosion technique produit sans cesse de nouveaux besoins. Là réside la difficulté. Les besoins de base sont noyés sous les autres.
La centralisation. Nous constatons que chaque fois, dans chaque circonstance, la technique a toujours joué historiquement dans le sens de la centralisation et de la concentration des pouvoirs. “Sans automobiles, sans avions et sans haut-parleurs, déclare Hitler en octobre 1935, nous n’aurions pas pu nous emparer de l’Allemagne”. “Les informations circulent rapidement et discrètement rendant possible non seulement la surveillance accrue du citoyen, mais encore la concentration totale des décisions. La spécificité du totalitarisme tient à cet attirail moderne. Le gouvernement nazi lancera une vaste campagne de publicité pour que tous les Allemands achètent des postes de radio” (D. Pelassy, Le Règne nazi, 1982).
Encore une fois, il n’est pas question ici de douter des prodiges effectués par les ordinateurs et spécialement la micro-informatique : il s’agit seulement de montrer que ces prodiges, d’une part ne changent rien à la société actuelle (sinon l’accélérer et la fragiliser) et n’améliorent en rien véritablement le sort des individus. Ce n’est pas parce que dorénavant on aura un écran tactile à la place du clavier traditionnel, que quoi que ce soit sera changé.
Tout bien pesé, l’informatique est bien un gadget, dont l’utilité vraie est infiniment moindre que le bluff du discours technologique ne le laisse entendre. Mais elle peut parfaitement, en n’étant qu’un gadget, bouleverser le monde et l’homme, dans la direction du non-sens.
Cinquième partie – L’homme fasciné
Chapitre 1 – De l’informatique à la télématique
Les milliers d’informations artificielles reçues chaque jour sont parfaitement incohérentes, me transportent dans des univers différents, ne s’enchaînent pas, et conduiraient vers une personnalité éclatée. Heureusement, il n’en est pas ainsi la plupart du temps, mais cette invasion d’informations vaines et vides, cet entourage informationnel ont quand même singulièrement modifié notre personnalité[1]. “Il y a de moins en moins de langage et de plus en plus de trucages” (Jean-Pierre Jézéquel, 1986).
Chapitre 3 – Le divertissement
Il nous faut prendre ‘divertissement’ non pas au sens d’amusement, mais au sens pascalien : l’homme est diverti, c’est-à-dire d’une part détourné de penser à soi-même, à sa condition humaine, et aussi détourné des plus hautes aspirations, du sens de la vie, des objectifs supérieurs.
[J. Ellul cite Pascal] “Un roi sans divertissement (pensant à lui-même) est un homme plein de misères. Tous les grands divertissements sont dangereux pour la foi chrétienne” (Pensée 11). “Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser” (Pensée 169). “Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir” (Pensée 183).
Mais d’autre part le divertissement est aussi éparpillement. Pascal le note bien, il faut qu’un divertissement soit aussitôt que possible remplacé par un autre, et que l’on saute sans fin d’une distraction à une autre, sans prendre la peine de s’arrêter et de prendre la distance, de procéder à une prise de conscience. Non, il faut fuir dans toutes les directions. C’est cela que notre société, grâce à la technique, a réussi pour la première fois dans l’histoire !
L’idole. Cet univers du divertissement, de la diversion, de la perversion de l’homme par la technologie, s’achève dans l’adoration, la vénération, la béatification, l’expression d’un sentiment proprement religieux.
Chapitre 4 – Le terrorisme feutré de la technologie
L’idée est simple : puisque la société humaine de demain doit être celle-là, qu’elle ne peut pas être autrement, il faut donc préparer les jeunes (et après, nous verrons les moins jeunes) à y entrer, à ne pas être dépaysés par ce qu’ils y trouveront, à connaître parfaitement tous les rouages. C’est une mutation de l’intelligence de l’enfant que l’on demande, car l’informatique prétend ne pas être seulement une technique, mais une science : elle modifie notre façon de nous représenter les phénomènes. Ce qui avait fait la force de survivance de l’homme, sa polyvalence, est en train de se perdre à cause du couple homme-machine. Et celui-ci est imposé par un véritable terrorisme. L’enfant, hors de la fascination de l’écran, ne sait plus rien faire, rien créer ; il s’ennuie. C’est l’un de ces effets intéressant de ce que j’appelle le terrorisme feutré.
Je renouvelle une vieille loi que j’avais posée dans mon livre sur la propagande : “Il ne peut y avoir de réussite de la propagande que s’il y a complicité du propagandé.” Ici, nous y sommes. Il y a complicité du public, qui (tenu mal informé, cela va de soi) est d’une part saisi d’admiration pour tout ce que l’on peut faire avec les moyens modernes, et d’autre part ébloui par l’évidence de ces réalisations.
La question se pose alors pour moi : pourquoi les Eglises ont-elles si peu de jugement et d’esprit critique au sujet d’une affaire qui concerne la conception de l’homme tout entier, et même la possibilité d’une Révélation insaisissable par la science ?
Je pense que toutes les réactions de l’Eglise proviennent de leur peur de ne pas être modernes, de ne pas être “dans le vent” ou “branchée”. Alors, comme il est bien plus important de conserver le contact avec les contemporains qu’avec Dieu, de tenir des discours conformes à la société plutôt que d’écouter la parole de Dieu, étant ainsi victimes du terrorisme d’opinion et de communication au sujet de la technique, pour échapper à leur propre panique les Eglises deviennent à leur tour la cassette enregistrée du terrorisme feutré de la technologie.
Ultima verba
Le grand dessein. Tout est mis en place pour que nous vivions dans cette bienheureuse ignorance, à la fois de divertissement et aussi la diversion : (avec) le souci de fixer notre énergie de mécontentement, de protestation, de contestation sur de faux objectifs, ce qui est une des tâches majeures des multiples systèmes de communication.
J’achèverai par une mise en garde. S’il y a une chance pour que l’homme puisse sortir de cet étau idéologico-matériel, pour qu’il trouve une issue dans ce marécage flamboyant qui est le nôtre, il faut avant tout se garder d’une erreur qui consisterait à croire que l’homme est libre. Si nous nous projetons dans l’azur, avec la certitude que l’homme a des ressources infinies et qu’en “dernière instance” il est bien libre de choisir son destin, de choisir entre le bien et le mal, alors si nous croyons cela, nous sommes réellement perdus.
Nous l’avons souvent dit (après Hegel, Marx et Kierkegaard), c’est lorsque l’homme reconnaît sa non-liberté qu’alors il atteste par là sa liberté !
Sommes-nous donc enfermés, bloqués, enchaînés par la fatalité du système technicien qui nous fait marcher comme d’obéissants automates grâce à son bluff ? Oui, nous sommes radicalement déterminés, pris dans un engrenage sans répit si nous prétendons si peu que ce soit maîtriser l’appareil et planifier tout. Nous devons donc nous attendre, même sans guerre atomique ou sans crise exceptionnelle, à un énorme désordre mondial qui se traduira par toutes les contradictions et tous les désarrois.
Notes et références :
[1] J. Ellul : Pour terminer, je citerai ces propos remarquables de Federico Fellini : “ La télévision a mutilé notre capacité de solitude, a violé notre dimension la plus intime, la plus privée, la plus secrète. Enchaînés par un rituel envahissant, nous fixons un cadre lumineux qui vomit des milliards de choses qui s’annulent les unes les autres, dans une spirale vertigineuse. La paix ne revient que lorsqu’on éteint. A onze heures, à minuit, pèse sur nos épaules une grande fatigue obligatoire. Nous allons vers notre lit chargés d’une vague mauvaise conscience et, dans le noir, les yeux fermés, nous tentons de renouer, comme un fil cassé, le silence intérieur qui nous appartenait…” (Le Monde, janvier 1986).