Spectateurs, stars, et… addicts des réseaux sociaux
« Aujourd’hui, nous nous perdons dans un labyrinthe de miroirs qui déforment les reflets de nous-mêmes », affirme l’anthropologue Thomas de Zengotita. Ce dernier soutient que notre technologie d’écran a atteint un nouveau paroxysme de plaisir addictif à l’ère numérique parce que nos écrans nous permettent de vivre un rôle double: à la fois en tant que spectateur et en tant que star.
Dans les rares moments où nous sommes l’objet d’une attention étendue – que ce soit à travers nos images, nos tweets ou nos mèmes (élément ou un phénomène à caractère humoristique, qui est repris et décliné en masse sur Internet) –, nous devenons la star. Et quand nous nous regardons être approuvés et comptons les mentions « j’aime », nous devenons également le spectateur. Sur les réseaux sociaux, notre double rôle de « spectateur star » se voit « dans l’intensité particulière, la lueur dévotionnelle que l’on aperçoit sur le visage d’une personne inconnue dans un lieu public aléatoire, se penchant sur son appareil portable, totalement absorbée… cherchant des commentaires intelligents à publier à propos d’un sujet tendance, sentant le déferlement de l’attention s’élever autour d’elle alors qu’elle surfe sur une importante vague de commentaires, à travers le pays, dans le monde entier – comme le toucher d’une force cosmique, grâce au plus petit et au plus puissant de tous les écrans personnels, celui de son téléphone intelligent ». Alors que nous regardons les autres nous regarder, nous nous laissons griser par l’euphorie d’être la star. Nous devenons les spectateurs de notre « moi » numérique.
Nos photos numériques et nos selfies ne font qu’amplifier cette projection de nous-mêmes. D’après les statistiques mondiales, nous prenons maintenant plus d’un milliard de photos numériques par an. Nous devenons des acteurs devant nos propres téléphones et ceux de nos amis. Nous modifions notre « moi » et filtrons notre apparence. Ensuite, nous devenons spectateurs de nous-mêmes, parce que « chaque selfie est la prestation d’une personne espérant être par la suite vue par d’autres ». En tant que masses informes, nous cherchons une projection de notre identité que d’autres célébreront.
Notre culture, prête pour l’arrivée de l’appareil photo, nous a changés. Jusqu’en 1920, personne ne pensait qu’il était approprié de sourire devant un appareil photo. Aujourd’hui, nous devons tous nous attendre à être pris en photo à tout instant, nous tenir prêts à prendre une pose affectée et convulsée pour l’appareil. Tout est dans l’image, et les réseaux sociaux sont le lieu où nous élaborons le spectacle de nous-mêmes. Alors que nous improvisons les identités que l’on s’est choisies devant nos appareils, nous découvrons que la magie des effets spéciaux a été placée entre nos mains. Notre « moi » numérique est maintenant modifiable par un nombre infini de filtres, objectifs et émojis de nous-mêmes; une plasticité unique pour la sculpture de l’image de soi offerte à aucune autre génération dans l’histoire de l’humanité.
Après avoir écrit un livre parlant exclusivement des téléphones intelligents et de quelles manières ils forment et déforment notre perception de nous-mêmes, je ne vais pas insister sur le spectacle des réseaux sociaux ici. Il est important de voir dans cette étude que ce modelage de l’image de soi et cette projection de soi font des réseaux sociaux un spectacle irrésistible puisque nous devenons la star que nous avons nous-mêmes façonnée au centre de tout cela. Il résulte de l’ensemble de ces changements culturels que nous ressentons tous la mutation de l’« être » vers le « paraître ». Les images que nous nous sommes faites de nous-mêmes, nos avatars numériques, deviennent tout.
D’une manière profondément addictive, nous existons à la fois en tant que star et en tant que spectateur. Les réseaux sociaux « témoignent de la puissance de ce double aspect de l’affichage, une intimité réciproque à laquelle aucune relation avec tout autre média, et encore moins avec la réalité, ne peut correspondre ». En réalité, seuls les jeux vidéo s’en rapprochent.
- Extrait du livre La guerre des spectacles, de Tony Reinke, paru en novembre 2020
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