Le livre Job vu par René Girard : une critique

Anthropologue et philosophe français, René GIRARD (1923-2015) est devenu mondialement célèbre en formulant sa théorie sur le « désir mimétique »[1] (approche de littératures comparées), qui l’a conduit à l’analyse du thème du « bouc émissaire »[2] (anthropologie comparative), dans les récits à caractère religieux.

Cet article est inspiré par la lecture de son livre « La route antique des hommes pervers ».

 

Résumé et apports de la vision de Girard sur le livre de « Job »

Dans « La route antique des hommes pervers », René GIRARD analyse le livre de Job, en le passant au crible de sa théorie, selon laquelle le processus victimaire, sous-jacent à tout phénomène religieux, est l’inévitable aboutissement du désir mimétique qui anime les sociétés humaines. Nous prendrons le temps d’exposer cette pensée suivant le plan du livre, avant de tenter une critique, qui soulignera selon nous, les apports de cette théorie, puis certains de ses points faibles.

 

Job archétype du bouc émissaire selon Girard [3]

  1. Le cas de Job[4]

Job est le « bouc émissaire de sa communauté » (Job 16:7-10, etc.). Ses  »amis » veulent le rendre responsable de cette injuste persécution, pensant qu’à l’instar d’Œdipe, il a commis une faute cachée. Ses compatriotes, animés du désir mimétique, s’en prennent à Job, qu’ils ont autrefois adulé. Job suit les deux phases (gloire – chute), qui conduisent les « puissants » à devenir « bouc émissaires ». C’est « la route antique des hommes pervers »[5]présente à toutes les mémoires, drame récurrent des sociétés humaines, qui interprètent le retournement de l’opinion publique[6]comme une « vengeance divine ».

 

  1. Mythologie et vérité

Les trois  »amis » brandissent contre Job, les « armées célestes ». « Le tous contre un du bouc émissaire » fonde la violence des lyncheurs et la sacralise. Ainsi la persécution collective est justifiée « dans la religion primitive », où tout revers de fortune d’un puissant est interprété comme une punition divine, méritant la « violence unanime ». Cette unanimité sacralisée masque l’innocence de la victime aux yeux du groupe. Seule cette hypothèse victimaire permet d’accéder à l’essentiel des Dialogues où le réalisme de Job (persécuté) s’oppose au « mensonge sacré des amis » (persécuteurs). Parce que Job proteste de son innocence jusqu’au bout, il se distingue du mythe, où comme Œdipe, la victime accepte habituellement d’être affublée de crimes, pour justifier son propre lynchage.

La « foi » dans la présence d’un mal absolu « chez la victime […] libère les persécuteurs de leurs récriminations réciproques » et les unit dans le lynchage, pourvoyeur d’un salut collectif. Mais dans la Bible, la victime a le dernier mot et « Job [contrairement à Œdipe] est un bouc émissaire manqué », il rend impossible la catharsis des mythes antiques. La Bible, contrairement aux auteurs tragiques (Sophocle, Racine) empêche « les cristallisations mythiques » en dénonçant « les illusions des persécuteurs. »

 

  1. Le mimétisme

Le titre d »’amis » indique en fait, qu’il s’agit de dignitaires, parmi lesquels Job est le primus inter pares, jouant le rôle de « modèle obstacle de la théorie mimétique » : tous veulent sa perte, afin de prendre sa place. La foule amplifie en différé, l’hostilité croissante de l’élite contre Job. Par ce délai « dieu[7][…] encourage [les hommes pervers à] l’arrogance qui finira […] par leur être fatale. » C’est le temps qu’il faut aux intrigues, pour renverser la popularité des grands.

Quand l’opinion se fatigue de ses idoles, c’« est le triomphe des  »amis » et c’est le moment où se situent les Dialogues. » Le Psaume 73 permet de relier l’envie mimétique au bouc émissaire en présentant « la perspective des persécuteurs »[8]. L’auteur s’y réjouit d’un « désastre analogue à celui qui frappe Job » et approuve « une violence collective qu’il tient pour divine. » Le désespoir du (faux) « Juste », devant la prospérité des (faux) « Méchants » n’exprime que l’envie. Le double mimétisme consiste en un versant positif (envie de la réussite du « grand ») suivi d’un versant négatif (propagation du ressentiment depuis ses pairs vers la foule). Mouvement illustré par le torrent des montagnes (Job 6:15-20) inutilement abondant en hiver (comme l’« amitié » pour Job, pendant sa prospérité), mais tari en été, lorsqu’on en aurait besoin.

 

  1. Du mécanisme au rituel

« En polarisant […] tous les antagonismes sur un seul et même adversaire, le processus victimaire les élimine […] en éliminant sa victime. » La paix « miraculeusement » rétablie ainsi, semble providentielle et produit une transcendance sociale libératrice : « Maudire Job tous ensemble » renforce l’harmonie de la société. Les persécuteurs savent que le mécanisme victimaire est bénéfique, sans savoir pourquoi.

Ils chauffent la communauté, afin d’évacuer l’accumulation de « violence comprimée » dans la société, pour l’empêcher de se répandre ailleurs que sur la victime sacrificielle désignée. Job évoque l’orphelin « tiré au sort » (Job 6:27), victime idéale dont le sacrifice n’attire le ressentiment d’aucun parent et dont la désignation est un gage d’impartialité. Il est aussi « le roi sacré » (Job 29:25), dont la supériorité s’inverse parfois en humiliation, comme dans les rituels victimaires des monarchies primitives où l’« obligation faite au roi de devenir ce même criminel qu’on croit chaque fois tenir dans le bouc émissaire » est la preuve, que « les persécuteurs et leurs descendants » s’efforcent de recréer les circonstances « dont on espère qu’elles déclencheront à nouveau le mécanisme salvateur parce qu’elles l’ont déclenché dans le passé. »

Le mécanisme initialement spontané devient un rite, programmé comme une imitation du sacrifice originel. Ces « rites » ont une même origine, mais évoluent selon deux versants, qui finissent par se séparer : celui du roi où « l’idole triomphe et fait disparaître le bouc émissaire » et celui de l’orphelin où « le bouc émissaire l’emporte » et fait disparaître l’idole. Le modèle de Job, antérieur à cette bifurcation, présente « tour à tour l’idole et le bouc émissaire des mêmes hommes. » Son discours dévoile cette « vérité de la victime », événement majeur de l’histoire « du religieux et de l’humanité ».

 

  1. L’aveu de la victime

Pour renforcer la « transcendance socio-religieuse », il faut que la victime admette, comme Œdipe, le « verdict qui la condamne », afin d’innocenter la communauté. Mais, Job résiste. Si dans l’Antigonede Sophocle, les Thébains comprenaient que Polynice est arbitrairement choisi comme bouc émissaire, il ne pourrait plus être le « responsable des divisions qui détruisent la communauté » et celle-ci ne serait pas « débarrassée de son mal ».

Le titre fallacieux de « consolateurs » pour les  »amis » est une manœuvre pour obtenir le consentement de Job. Comme dans les états totalitaires on tente d’obtenir l’adhésion de la victime, en remplacement des preuves[9]. L’effacement du souvenir du bouc émissaire fait partie du processus (Job 18:17-21). Seul doit rester le souvenir de la « route antique », qui menace tout « pervers » potentiel. Les « coupables » habituellement frappés par la colère divine ne sont plus là pour en parler, ce qui confère un caractère unique aux propos de Job. Selon la « justice divine » brandie par les amis, bons et méchants reçoivent la « rétribution » de leurs actes dans ce bas monde.

Ainsi, le mécanisme émissaire élimine « tout ce qui passe pour imparfait et fait paraître […] indigne d’exister, tout ce qui se fait violemment éliminer. » Faiblissant parfois (Job 9:20-22), Job emprunte à ses adversaires des formules qui le condamnent (Job 9:27-29). Comme sa communauté (Job 9:28), il continue à confondre Dieu, qui lui a donné la prospérité autrefois, et celui qui le frappe aujourd’hui.

Mais, Job conteste la justice divine (Job 9:32-35) et tente de dissocier Dieu et la communauté liguée contre lui en dénonçant, contre Éliphaz, l’injustice qui remplit de bonheur la vie des méchants (Job 21:7-13). Il ne croit plus à la rétribution. Cependant, lorsqu’auprès de Dieu « se tient un témoin à décharge, un défenseur du Juste injustement traité [Job 16:19-21] », le désespoir fait place à l’espoir : auprès du dieu des persécuteurs, « l’accusateur, le Satan », Job installe « son opposé, un représentant des accusés » (Job 19:25-27) ébranlant ainsi les « certitudes mimétiques du mécanisme victimaire. »

En revanche, le dieu du final considère Job comme un fâcheux, il exhibe sa force de Créateur et Job succombe à cette ruse en devenant docile. Mais, ceci ne peut pas être sérieux, car les « discours de Job se métamorphosent en cet attrape-nigaud de la question du Mal sur laquelle l’exégèse universelle reste figée depuis des millénaires. » Ce dieu du final reste celui des persécuteurs et ce Job obséquieux n’est pas celui des Dialogues. Ils sont le fruit d’un ajout[10], dont le seul rôle positif est d’avoir permis aux Dialogues, seul véritable original, de nous parvenir « en dissimulant la puissance subversive de Job » aux yeux de « la piété moyenne ».

« L’épilogue noie le bouc émissaire dans […] une success story hollywoodienne », bien qu’il approuve les propos de Job (Job 42:8) et dissocie donc le dieu des lyncheurs, de celui des victimes. Si l’Orestied’Eschyle légitime la nécessité d’une « violence fondatrice » pour la cité, la Bible s’oppose à ce principe et discerne la victime en tant que telle. L’aspiration de Job au « Dieu des victimes » reste inassouvie jusqu’à Jésus (« Paraclet »[11]), lequel (Lc 13:1-5) « fait siennes […] les critiques de Job » sur l’injustice du monde et nie toute « correspondance nécessaire » entre les malheurs des hommes et un « jugement de Dieu » (Jn 9:2-3).

Dieu démasque le caractère meurtrier des « rivalités mimétiques » et « le rôle du mécanisme victimaire » en Jésus, qui est à la fois plus innocent et plus subversif que Job. « Dieu des victimes », il partage leur sort jusqu’au bout sur la croix. Les hommes honorent souvent « sans le savoir le dieu des persécuteurs », car « Dieu ne règne pas sur le monde »[12], mais il régnera et règne déjà par « ceux qui l’imitent ». Dieu révèle que Satan est le roi du monde, auquel le Paraclet s’oppose, non par la violence, mais par une démarche étrangère à la logique des persécuteurs.

La « grande théologie chrétienne » inverse l’échec de Jésus en « victoire éclatante », par la résurrection. Le Logos expulsé consacre « enfants de Dieu » tous ceux qui reçoivent Christ « ou […] toute victime rejetée par les hommes. »[13] L’Évangile identifie le processus victimaire avec la Passion de Jésus, offrant la seule illustration « de l’événement qui figure [pourtant] derrière toutes les cristallisations mythiques et religieuses de la planète. » Selon un cheminement semblable à Job, Christ est la victime de tous les hommes.

Mais, au fil de l’histoire, la chrétienté a troqué cette préfiguration de Christ contre un récit moralisateur. Or, Luc révèle une connaissance de Christ en deux phases : une première adhésion superficielle est suivie d’un désenchantement, puis survient un nouveau « contact avec la vérité, […] [mais] tellement approfondie qu’elle est transfigurée. » (Lc 15:11-32, etc.). Ainsi, à l’image des disciples d’Emmaüs, l’interprète reçoit sa récompense lorsqu’il se confronte assidument à l’Écriture[14].

 

Les apports de la vision de GIRARD [15]

Partialité des sciences humaines

GIRARD reproche aux « modernes sciences de l’homme et de la société » de ne pas déceler le lien entre « persécution collective et sacrifice ritualisé »[16]. « La thèse du bouc émissaire générateur du sacré violent » est une évidence qui se serait imposée, si la culture humaniste ne s’était fermée, « depuis la Renaissance, à l’influence biblique ». Ce réquisitoire nous permet de relativiser l’autorité scientifique, dont se réclame la critique historique pour justifier son approche « sceptique » de la tradition canonique des textes bibliques. GIRARD démontre en effet, que l’approche scientifique souffre d’a priori, qui aveuglent son analyse des phénomènes religieux[17].

 

Singularité du christianisme

GIRARD démontre que la Bible et le christianisme occupent une place distincte, parmi toutes les autres démarches religieuses de l’histoire humaine. Contrairement à ce que considèrent les sciences humaines, influencées dans ce domaine par un « nivellement » politiquement correct : le christianisme n’est pas « une religion de la violence parmi d’autres ».

 

L’« inconscient » du légalisme ?

Avec la théorie victimaire, GIRARD pointe probablement du doigt un moteur inconscient du légalisme moralisateurdes  »amis » de Job. Éclairant comment, des croyants qui s’estiment « justes » légitiment un harcèlement d’autres croyants jugés « déviants ».

 

Un type de Christ ?

Pour GIRARD, Job serait clairement un type de Christ, au sens où il préfigure le mécanisme victimaire auquel Jésus, bouc émissaire par excellence, se soumet volontairement. Il est le « Dieu défenseur » s’identifiant jusqu’à la mort avec toutes les victimes de l’histoire de l’humanité. Cette proposition nous semble insuffisante, car Jésus ne s’identifie pas seulement aux victimes, mais à l’homme (cf. Ph 2:7). De plus, si Job ne se sent coupable d’aucune faute délibérée contre Dieu (Job 6:29,…), il sait qu’il est pécheur (Job 7:21,…) et ne peut donc valablement défendre sa cause face au Dieu « juste » (Job 9:2). La seule issue pour lui, consiste donc à demander à Dieu, de faire l’effort d’être aussison défenseur (Job 16:21). Le livre de Job s’affirme donc comme une prophétie sur l’œuvre médiatrice de Christ.

 

 

Critique de l’approche suivie par GIRARD pour le livre de « Job »

 

Le texte de Job malmené

GIRARD élague du texte, les nombreux passages qui ne lui conviennent pas. Le Prologue(Job 1-2) et l’Épilogue (Job 42) ne sont que des « postiches », ajoutés pour donner « un semblant d’unité » à un texte, qui en manquait aux yeux des moralistes. Le Discours d’Élihu (Job 32-37) serait l’ajout « d’un lecteur » énervé. Tandis que l’Intervention finale de Dieu (Job 38-41) serait la manifestation édulcorée du « dieu des persécuteurs », aboutissant à une fin naïve et puérile (Job 42:7-17). GIRARD ne considère comme authentique, que les Dialogues (Job 3-31). Ce faisant, il détruit l’unité textuelle de l’œuvre qui nous est parvenue, afin de justifier sa propre interprétation.

Au lieu de considérer que les contradictions apparentes du récit sont un guide vers la solution, il admet avec les exégètes critiques, une vision « composite » des textes bibliques, soumise à une multitude d’hypothèses de « reconstitutions » concurrentes et variables d’un exégète à l’autre. Seule la démarche, qui accepte avec respect la transmission traditionnelle canonique, permet une interprétation sûre.

De plus, pourquoi l’hostilité des persécuteurs de Job, et de leurs successeurs, aurait-elle laissé subsister les Dialogues, en se contentant d’ajouts périphériques ? Enfin, GIRARD admet que certaines traductions[18] infirment sa théorie. Il étaye donc sa lecture sur la seule Bible de Jérusalem, méthode qui peut conduire à une exégèse erronée.

 

La question du mal : un faux problème ?

Pour GIRARD le débat théologique « sur la question du Mal et la réalité de la divine providence » n’est qu’un masque inspiré du Prologue, dont il faut dépouiller les Dialogues, afin d’identifier le processus victimaire. Cependant, contrairement à ce qu’affirme GIRARD, la discussion sur le sens des épreuves n’est pas une dissertation « dans l’abstraitsur la question du Mal »[19].

C’est un thème universel, qui interpelle la théodicée : comment la justice de Dieu s’accommode-t-elle du mal dans le monde actuel ? De même que Qohélet incarne l’archétype de l’homme confronté à la multitude des vanités de l’existence humaine, Job nous semble représenter l’homme confronté à toute la palette des malheurs possibles (ruine, deuils, maladie, calomnie, opprobre).

L’un et l’autre invitent finalement à lever les yeux vers Dieu, lui seul offrant une issue au labyrinthe insensé de l’existence. L’erreur des amis de Job est de croire, que la justice de Dieu s’exerce d’ores et déjà pleinement sur les hommes et que seuls les « justes » en réchappent. Or, Psaumes 14:1-3 (cf. Rm 3:10-12) affirme qu’il n’existe pas de « juste » aux yeux de Dieu.

Dès lors, la (sur)vie de chaque homme apparaît comme un effet de la grâce générale de Dieu, qui patiente afin de permettre la repentance (2 P 3:9, cf. Éz 33:11). Dans « la perspective vétérotestamentaire […] le jugement de Dieu n’est pas absent de l’histoire et donc la distinction entre le vrai et le pseudo-croyant peut se manifester dès à présent, mais l’ultime séparation entre le blé et la balle aura lieu lors du grand jugement. »[20]

 

Un rapprochement distordu

GIRARD considère que le Psaume 73 justifie la violence d’un « persécuteur » (Asaph, l’auteur) contre des « méchants », futures victimes, semblables à Job. Il nous apparaît au contraire qu’à l’instar de Job (Job 21:7-13), Asaph, seul contre tous, cherche à répondre au problème du mal et s’étonne des injustices.

Comme l’illustre le final de Job (Job 42), Asaph conclut : « m’approcher de Dieu c’est mon bien »(Ps 73:28). Il suit le chemin de Job, mais GIRARD le nie car : (1) il a besoin du Psaume 73 pour obtenir la seule preuve explicite[21]que Job corresponde à sa théorie victimaire ; (2) il lui faudrait accepter qu’il y a bien une réflexion récurrente dans les récits bibliques sur l’appréhension d’une justice providentielle, problème que GIRARD récuse, pensant qu’il masque le drame victimaire.

Enfin, en conférant une dimension socio-politique au drame de Job, GIRARD nous semble forcer le sens du récit, qui présente plutôt le questionnement existentiel d’un individu esseulé dans la détresse. De même, dans le Psaume 73, GIRARD spécule une action du narrateur contre les « méchants », alors que l’absence d’agent humain est claire (Ps 73:18-20). Pour parvenir à son interprétation, GIRARD prétend que ces versets déguisent la furie du peuple en une providence désincarnée, ce qui nous semble conjectural.

 

Une globalisation insuffisante

GIRARD revendique une « interprétation globale », mais il limite cette « globalité » à sa théorie victimaire, au lieu d’embrasser la perspective scripturaire bien plus large, qui révèle le Plan de Dieu(création, chute, rédemption, restauration), où se déploie, pour Job comme pour nous, la rédemption du monde déchu.

Notons, que le « scénario » du livre de Jobsemble évoquer les étapes de ce plan divin[22] : le Prologuemet en scène un monde serein et la contemplation de ce monde par Dieu (cf. Création ?), puis vient Satan, qui provoque le malheur de Job (cf. Chute ?). Job se retrouve dans une longue période de souffrance existentielle, tiraillé entre le pecatoret le justuset il crie à Dieu, seul secours possible (cf. Rédemption ?).

Enfin, Dieu apparaît, juge et rétablit un équilibre bienfaisant dans le « monde » de Job (cf. Restauration ?). GIRARD, quant à lui, ne voit dans Job qu’un type de la « religion primitive » et il utilise des outils appartenant à l’analyse des mythes. Or, les récits bibliques ne peuvent être réduits à un « mythe », car la Bible invite à une relation personnelle avec un Dieu personnel, à laquelle Job s’accroche, quand les mythologies montrent la société des hommes face au « divin », sans que l’auditeur soit invité à s’impliquer personnellement.

Ce qui distingue Job d’Œdipe, ce n’est pas sa résistance au processus victimaire, c’est sa foi dans le Dieu rédempteur, qui lui permet d’échapper au fatumet qui incite le lecteur à faire de même. Les « amis » de Job négligent que l’accomplissement parfait de la justice divine ne surviendra qu’avec le jugement dernier, tandis que la grâce manifestée par la rédemption, « patiente » envers le mal, afin de permettre la repentance (cf. 2 P 3:9).

Ils confondent deux étapes distinctes du plan de Dieu.

 

Un dieu schizophrène ?

Lorsque Job réclame que Dieu se porte garant de lui, contre Dieu (Job 16:19-21), GIRARD y voit « une dualité […] au sein du divin ». Job installerait ainsi « un représentant des accusés » en face du « dieu des persécuteurs ». Cependant, dans ce schéma « juridique » GIRARD omet un personnage important : le juge souverain. Car le récit de Job nous montre bien un accusateur, dans la personne de Satan (Job 1:9, etc.), qui se présente au Dieu souverain et juge (Job 1:12, etc.), que Job interpelle tout au long des Dialogueset qui finit par intervenir (Job 38-42).

Tandis que le « défenseur », dont Job implore l’intercession, est l’attente prophétique du Messie, dans son rôle d’« avocat auprès du Père » (1 Jn 2:1). GIRARD ne distingue que deux instances, lorsque le texte en présente clairement trois. Il n’y a pas de tiraillement entre un Dieu des victimes (avocat) et un Dieu vengeur (juge)[23]. Dieu est à la fois l’un et l’autre : à la croix, il rétribue le péché selon sa Justice parfaite, tout en ouvrant le salut aux pécheurs repentants.

Lorsque Dieu approuve la foi de Job qui s’humilie (Job 42:6) et la montre en exemple aux « amis » (Job 42:7), il manifeste que l’alliance de grâce reposant sur la foi, passée avec Abraham (Ge 15), a vocation à s’ouvrir aux étrangers[24], conformément à la promesse (Ge 22:18). Malgré ce que prétend GIRARD, le mécanisme victimaire des « amis » est balayé par Dieu, lorsqu’il justifie Job par la foi (Job 42:1-2), désapprouve ses amis (Job 42:7-9) et le rétablit dans sa prospérité antérieure (Job 42:10).

 

 

Conclusion : le Messie selon Job

Nous avons pu constater que la lecture que GIRARD offre de Job, quoi que brillante, est conditionnée par son désir d’y voir confirmée ses théories mimétiqueet victimaire. Ce faisant, il nous semble passer à côté de l’essentiel du sens de ce livre biblique, pour aboutir à une vision partiale et déséquilibrée. Par exemple et in fine, lorsqu’il confère le titre d’« enfants de Dieu » à ceux qui reçoivent Christ ou« toute victime rejetée par les hommes », il réduit le péché à la violence que fait naître le désir mimétique des hommes envers leurs semblables. Selon cette vision d’un péché immanent, Christ ne fait quedénoncer le processus victimaire (de Satan) en s’identifiant aux victimes.

GIRARD évacue la dimension transcendante du péché, qui agit d’abordcontre la sainteté de Dieu[25] et qui exige une sanction de tous les hommes, persécuteurs ou « victimes » d’autres hommes. À la croix, Christ ne désamorce pas seulement le processus victimaire, il accomplit l’expiation pénale, pour ceux qui se repentent et croient en Lui (cf. Job 42:1-7).

Dieu lui-même, Il leur donne « raison contre Dieu » (cf. Job 16:21), accomplissant la requête prophétique de Job : « Sois auprès de toi-même ma caution ; Autrement, qui répondrait pour moi ? » (Job 17:3).

 

 

Notes et références :

[1]    Exposé pour la première fois, par René GIRARD, dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961).

[2]    Exposée pour la première fois, par René GIRARD, dans La Violence et le Sacré(1972).

[3]   Ce chapitre est un résumé de René GIRARD, La route antique des hommes pervers (1985)

[4]   Nous reprenons, dans le cadre de ce résumé, les titres exacts des chapitres du livre de GIRARD.

[5]    Cette expression, qui sert de titre au livre, provient d’une tirade d’Éliphaz de Théman (Job 22:15).

[6]    Job 22:15-20 évoque « une forme violente du rejet social ».

[7]    GIRARD met un « d » minuscule, car pour lui le « dieu » des Dialoguesn’est pas le Yahvé de la Bible.

[8]    Nous commenterons plus loin ce rapprochement.

[9]    Cf . le « sans enquête » d’Elihu (Job 24:34).

[10]   GIRARD considère comme des ajouts toutes les parties distinctes des « Dialogues », voir détail plus bas.

[11]   Terme que GIRARD rapproche du mot  »goel »(Job 20:25), auquel il donne le sens de « défenseur ».

[12]   Ici, GIRARD invoque le « Que votre règne arrive » du Notre Père.

[13]   Cet amalgame de GIRARD pose problème, nous le verrons plus bas.

[14]   Par cette analyse de Luc, GIRARD justifie sa propre lecture de Job.

[15]  Ce chapitre évoque des apports positifs de la vision de GIRARD dans La route antique des hommes pervers.

[16]   Voir GIRARD, La Violence et le Sacré(1972).

[17]   Cela n’empêche pas GIRARD d’invoquer la critique historique, pour rejeter les passages de Job qui gênent sa théorie.

[18]   Il cite la New English Bible, p.86.

[19]   C’est nous qui soulignons avec l’italique.

[20]   Pierre BERTHOUD, Cours d’Ancien Testament, Faculté Jean Calvin(Aix-en-Provence, 2011-2012).

[21]   De son propre aveu.

[22]   Le cadre de cet article ne nous permet pas de préciser davantage cette intuition.

[23]   Cf. Dt 32:35 repris en Rm 12:10 et Hb 10:30.

[24]   Job est originaire d’Uts (Job1:1), entre « l’Arabie et d’Edom » (GROLLENBERG, Atlas de la Bible, éd. Elsevier, 1954).

[25]   Cf. « J’ai péché contre toi, contre toi seul, j’ai fait ce qui est mal à tes yeux. » (Ps 51 :6).

 

 

 

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Frédéric Bican est pasteur à Grasse et chargé de cours à l’Institut Biblique de Genève. Il exerce actuellement les fonctions de président de l’Action Biblique de France, et il est membre du comité du réseau FEF.