Les premiers chrétiens lisaient-ils la Bible de manière personnelle ?

Article de Stephen Presley, directeur du Centre d’étude du christianisme primitif à la faculté Southwestern Baptist Theological Seminary, publié le 15 août 2017 sur Theological Matters. Traduction : Elodie Meribault.

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Les chrétiens des premiers siècles lisaient-ils les Écritures en dehors des réunions de leurs assemblées ? Question simple, pourrait-on croire, mais les complexités historiques de la culture littéraire ancienne en font un sujet notoirement épineux.

Nul doute que les Écritures étaient lues au sein de l’église. Après tout, Paul rappelle bien à Timothée de ne pas négliger la lecture publique des Écritures (1 Tim 4.13), et dès Justin Martyr [1], nous apprenons que des églises se réunissaient pour lire ensemble de longs passages de la Bible.

La question de la lecture personnelle est dès lors inéluctable. Alors que j’étais fraîchement converti, les pasteurs et les autres responsables de mon église me répétaient souvent : « Étudie la Bible ! » ou « Prends le temps de la lire tous les jours ! » Ils m’assuraient qu’une telle rencontre régulière avec la parole de Dieu était une condition nécessaire à une croissance spirituelle saine. Est-ce à dire que l’Église primitive partageait la même conviction ?

Ces questionnements ont surgi alors que je travaillais sur un projet sur l’exégèse patristique ; je relisais alors un ouvrage écrit par le champion du libéralisme protestant, Adolf von Harnack [2]. Ce livre est l’un des premiers à couvrir le sujet, et, bien que largement influencé par ses vues « hellénisantes », il s’avère plutôt utile pour étudier la lecture personnelle des Écritures durant les quatre premiers siècles de l’Église.

Après avoir passé au crible une foule d’allusions à la lecture personnelle de la Bible dans l’Église primitive, Harnack conclut que les laïcs non seulement lisaient la Parole en dehors de leurs réunions d’assemblée, mais que leur église les encourageait également à le faire. Selon lui, les crhrétiens « lisaient bel et bien les Saintes Écritures, et les responsables n’avaient pas à donner leur consentement. Ils n’en possédaient généralement aucun exemplaire personnel, mais elles étaient accessibles à tous et circulaient entre les mains de nombreux chrétiens [3]. »

Dans un sens, Harnack a entièrement raison. Les Pères ont, très tôt, encouragé les chrétiens à lire les Écritures. Aristide, apologiste du IIe siècle, décrit ainsi son premier contact personnel avec les Écritures :

« Cherche, ô Roi, dans les écrits des chrétiens et lis donc ! Tu verras que je ne dis rien de moi-même et que je ne me fais point leur défenseur ; mais après avoir lu, j’ai été convaincu, non seulement de ces choses, mais de celles à venir [4]. »

Nombre apologistes du IIe siècle, tels que Justin, Tatien et Théophile, ont également décrit leur conversion par le moyen une interaction personnelle avec la Parole [5]. Ailleurs, Irénée encourage la contemplation quotidienne des Écritures :

« Une intelligence saine, circonspecte, pieuse et éprise de vérité se tournera vers les choses que Dieu a mises à la portée des hommes et dont il a fait le domaine de notre connaissance. C’est à ces choses qu’elle s’appliquera de toute son ardeur, c’est en elles qu’elle progressera, s’instruisant sur elles avec facilité moyennant l’exercice quotidien. Ces choses, ce sont, pour une part, celles qui tombent sous notre regard et, pour une autre part, tout ce qui est contenu clairement et sans ambiguïté, en propres termes, dans les Écritures [6]. »

 

D’autres Pères de l’Église tels que Clément d’Alexandrie, encouragent les chrétiens à lire la Parole avant leurs repas [7].

Au début du IIIe siècle, les ouvrages de Tertullien, d’Hippolyte et d’Origène contiennent des références à la lecture personnelle de la Bible. Hippolyte recommande à ses lecteurs d’être fidèles aux cultes, mais aussi de lire les Écritures chez eux les jours où il n’y a pas de réunions [8]. Origène parle à de nombreuses reprises de la lecture personnelle ; dans une prédication, il met au défi ceux qui sont adonnés aux excès de table, à la boisson ou aux autres « choses du monde » de donner à Dieu « ne serait-ce qu’une ou deux heures dans la journée [9]. »

Au IVe siècle, Cyrille de Jérusalem exhorte son catéchumène : « rien de ce qui ne pourrait être lu à l’église ne doit être lu chez toi » afin d’encourager les nouveaux convertis à éviter les écrits païens et à s’abandonner complètement à la lecture des Écritures.

Il est évident, au vu de ces quelques allusions, que l’Église primitive encourageait les croyants à lire les Écritures dès qu’ils en avaient l’occasion, du moins ceux qui pouvaient s’en procurer un exemplaire et qui étaient en mesure de le lire.

 

D’un autre côté, cependant, Harnack passe à côté d’éléments de première importance. Il ne prend jamais réellement en compte les données contextuelles plus larges, tel que le degré d’alphabétisation dans le monde antique (une question qui fait encore aujourd’hui l’objet de débats houleux), la disponibilité des copies des différents livres de la Bible, ou même le coût d’achat de tels livres pour un usage personnel. Ces questions ont, en revanche, été étudiées par d’autres [10].

Mais le principal problème des conclusions de Harnack réside ici : si les croyants étaient encouragés à lire les Écritures, ils étaient avant tout exhortés à les lire correctement. Promouvoir la lecture personnelle  de la Bible ne ne signifiait pas que toutes les interprétations personnelles étaient valides.

L’Église primitive encourageait les croyants à s’accaparer les Écritures et à les lire, mais il leur était également rappelé que toute lecture devait être faite à la lumière de ce que Christ avait enseigné aux apôtres.

Chez Irénée par exemple, la Règle de la foi est régulièrement considérée comme un guide pour lire les Écritures. Selon lui, cette règle décrit ce que l’Église croit, professe et transmet :

« Ayant donc reçu cette prédication et cette foi, ainsi que nous venons de le dire, l’Église, bien que dispersée dans le monde entier, les garde avec soin, comme n’habitant qu’une seule maison, elle y croit d’une manière identique, comme n’ayant qu’une seule âme et qu’un même cœur et elle les prêche, les enseigne et les transmet d’une voix unanime, comme ne possédant qu’une seule bouche [11]. »

Celui qui s’attache à lire les Écritures mais qui rejette la foi de l’Église est un homme « qui cherchera toujours et ne trouvera jamais, parce qu’il aura rejeté la méthode même qui lui eût permis de trouver [12]

Comme Irénée, Tertullien invoque la Règle de la foi pour conduire la lecture personnelle des Écritures. Aux hérétiques qui vont jusqu’à utiliser les paroles du Seigneur dans le sermon sur la montagne (« cherchez et vous trouverez ») pour justifier leur interprétation personnelle, Tertullien répond : « Cherchons donc chez nous et parmi les nôtres, mais seulement ce qui peut tomber en question, sans que la règle de la foi ne soit entamée. [13]. »

De façon similaire, Athanase écrivait à propos de la règle de foi : « Nous voyons donc clairement maintenant l’étendue de cette foi qui est celle des chrétiens, et que nous utilisons comme une règle, l’appliquant nous-mêmes, comme les apôtres l’enseignent, à la lecture des Écritures inspirées [14]. »

 

Ce ne sont que des exemples, mais l’exhortation à lire correctement les Écritures était aussi ferme que celle de les lire personnellement.Une telle lecture soutient la foi en Christ et la manière dont il a accompli ce qui avait été annoncé par les prophètes et les apôtres.

Les premiers chrétiens pratiquaient-ils la lecture personnelle des Écritures ? Il semble que c’était soit le cas pour bon nombre d’entre eux, et que ceux-ci voyaient ces temps de lecture comme un élément vital de leur vie spirituelle. D’un autre côté, dès qu’ils ouvraient les Écritures, ils prenaient garde à les lire à la lumière de « la foi qui a été transmise aux saints une fois pour toutes » (Jude 3).

 

 

Stephen Presley est professeur d’histoire de l’Église et directeur du Centre d’études du christianisme primitif à la faculté SWBTS (Southwestern Baptist Theological Seminary). Il est titulaire d’un doctorat en théologie obtenue à l’université de St Andrews, en Écosse. Le professeur Presley est membre du comité académique de la faculté World Hope, qui opère en France sous le nom de #Transmettre.

 

 

 

 

Notes et références

[1] Justin Martyr, Première Apologie.

[2] Harnack, Bible Reading in the Early Church.

[3] Harnack, Bible Reading in the Early Church, 145.

[4] Aristide, Apologie, XVI (traduit de l’anglais).

[5] Justin, Dialogue avec Tryphon, 7 ; Tatien, Discours aux Grecs, XXIX ; Théophile, À Autolyque, XIV.

[6] Irénée, Contre les hérésies, II, 3.

[7] Clément d’Alexandrie, Le divin Maître (Le Pédagogue), II.10 ; Stromates, VII.7

[8] Hippolyte, Tradition Apostolique.

[9] Origène, Homélies sur les Nombres, 2.

[10] Une excellente référence pour débuter une telle étude : Harry Gamble, Books and Readers in the Early Church.

[11] Irénée, Contre les hérésies, Livre I, II, 1.

[12] Irénée, Contre les hérésies, Livre I, III, 3.

[13] Tertullien, Prescription contre les hérétiques, XII.5

[14] Athanase, Discours contre les Ariens, III (traduit de l’anglais).

 

 

 

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